La plus ancienne coopérative de Suisse? Sculpture des Trois Suisses sous la coupole du Palais fédéral.
La plus ancienne coopérative de Suisse? Sculpture des Trois Suisses sous la coupole du Palais fédéral. Wikimédia

La force de la coopérative

Le principe coopératif fut indispensable à la construction de la démocratie suisse. L’Année internationale des coopératives 2025 des Nations Unies prouve que cette forme de coopération joue également un rôle important à l’échelle mondiale.

René Roca

René Roca

René Roca possède un doctorat en histoire, enseigne au lycée et dirige l’institut de recherche sur la démocratie directe fidd.ch.

Le principe coopératif est l’une des pierres angulaires de l’État fédéral suisse. Entreprise associative basée sur l’idée de l’entraide, la coopérative ne revêt pas seulement une nature juridique: elle constitue une forme de société à part entière, systématiquement ancrée à l’échelle locale et intégrée dans le système politique fédéraliste subsidiaire de la Suisse. Ses membres se prononcent de manière démocratique sur toutes les questions, chacun et chacune ayant une voix. Ce principe se trouve à la racine de la démocratie directe. Le but d’une coopérative consiste toujours à utiliser au mieux un élément en commun, dans l’intérêt de tous ses membres et de la collectivité. Si ses formes d’utilisation peuvent être variées, son but doit toujours être le bien commun ou bonum commune, ancré dans le droit naturel. L’historien suisse Adolf Gasser (1903–1985) a clairement mis en évidence l’importance du principe coopératif. À ses yeux, l’histoire européenne était profondément marquée par l’opposition entre deux idéologies: le pouvoir et la communauté (l’allemand Genossenschaft désignant aussi bien la coopérative que la communauté, en fonction du contexte). Selon Gasser, deux mondes évoluant selon des règles très différentes se faisaient face: celui des États bâtis de haut en bas, et celui des États bâtis de bas en haut. En d’autres termes, le monde de la liberté communale et celui de l’absence de liberté communale.

De l’importance du principe coopératif

La Suisse n’a pas attendu la fondation de l’État fédéral en 1848 pour appliquer le principe coopératif: celui-ci faisait déjà partie intégrante de l’esprit confédéral depuis plusieurs siècles à ce moment-là. Cet esprit repose sur les trois piliers que sont l’entraide, la responsabilité individuelle et l’autodétermination. Les communautés puisaient généralement leur source dans le droit foncier médiéval, autrement dit dans la «marche» ou Gemeinmark du Moyen Âge, terre exploitée en coopérative. Ces lointaines références s’avèrent importantes pour comprendre l’État suisse. En Suisse, les biens communaux jouaient un rôle de premier plan en matière de diffusion et d’évolution des coopératives. Ce terme désigne des pâtures, surfaces boisées et terres en friche qui devaient être accessibles à tous. Les biens communaux étaient des surfaces désignées par la population d’une communauté villageoise (un ou plusieurs villages, hameaux ou groupes de fermes) en vue d’une exploitation collective. Parallèlement aux champs cultivés et aux surfaces dévolues aux fermes et jardins, ils constituaient une zone distincte gérée en commun. La noblesse européenne tenta dès le haut Moyen Âge de définir leur statut juridique, ou du moins de l’influencer. Le principe coopératif perdura cependant en de nombreux endroits, dont le territoire de l’actuelle Suisse. La variété des conditions prévalant au niveau local entraîna l’émergence d’une multitude de formes de coopératives au fil du temps.
Biens communaux près de Meiringen dans une aquarelle de Georg Ludwig Vogel, 1817.
Biens communaux près de Meiringen dans une aquarelle de Georg Ludwig Vogel, 1817. Musée national suisse
Dans l’espace géographique qui correspond à la Suisse actuelle, les biens communaux du Moyen Âge constituèrent un fondement important de l’action collective, en plus d’assurer l’ordre et la sécurité à travers leurs règles. Outre les biens communaux dont disposaient normalement tous les villages agricoles jusqu’au 18e siècle, on vit apparaître des formes de coopératives particulières qui servaient à d’autres fins de nature communale.

La création des communes bourgeoises

Les coopératives développèrent une force de cohésion sans laquelle la Suisse, pays né de la volonté collective, n’aurait pas pu voir le jour. Au bas Moyen Âge et à l’époque moderne, les communautés villageoises et de vallée assumèrent ainsi des responsabilités supplémentaires, au-delà de leurs domaines de compétence traditionnels. Il s’agit notamment de la construction de chemins et d’ouvrages hydrauliques, de l’approvisionnement en eau, de la construction d’édifices religieux ou encore de l’assistance aux indigents. Les communautés villageoises et de montagne évoluèrent alors peu à peu jusqu’à devenir de véritables communes, fondements du futur État fédéral. Les membres de la communauté devinrent bourgeois de leur village, et les communautés se transformèrent en bourgeoisies. Il en résulta jusqu’en 1798 le processus de création des communes bourgeoises, que l’on retrouve encore dans de nombreux cantons. La République helvétique fut ensuite à l’origine de la division entre communes politiques et communes bourgeoises, ce qui accéléra la division des biens communaux. Certains furent exploités en fermage ou à titre privé, tandis que d’autres furent revendiqués par des communes politiques ou donnèrent naissance à des corporations de droit privé. En Suisse, les corporations et communes bourgeoises constituent de nos jours encore des traditions importantes qui permettent de créer des liens humains avec l’histoire et la culture d’une commune.
De nos jours encore, l’approvisionnement en eau relève majoritairement de coopératives en Suisse. Construction d’une canalisation au Tessin, début du 20e siècle.
De nos jours encore, l’approvisionnement en eau relève majoritairement de coopératives en Suisse. Construction d’une canalisation au Tessin, début du 20e siècle. Musée national suisse
Sans la tradition des biens communaux et l’«esprit coopératif» évoqué plus haut, l’État fédéral n’aurait pas été fondé en 1848. Cet «esprit coopératif» puise systématiquement ses racines à l’échelle de la commune, petite unité spatiale clairement délimitée dont le principe coopératif constitue le socle. Il n’y a que dans cet espace que peut se développer une autogestion vivante, basée sur la coopération. Cette dimension historique des communes suisses est souvent oubliée dans les discussions actuelles sur les fusions.

Le mouvement coopéra­tif du 19e siècle

S’appuyant sur les traditions suisses susmentionnées, un vaste mouvement coopératif se forma au cours du 19e siècle, sous l’effet notamment de l’industrialisation croissante du pays. Syndicats, associations ouvrières (Société du Grutli) et partis de gauche en étaient souvent les principaux acteurs. Ce mouvement, que l’on retrouvait en Suisse comme dans le reste de l’Europe, investit de nouveaux domaines, dont l’industrie, mais sans pour autant se départir des grands principes coopératifs. Des coopératives de production, de consommation, d’habitation, mais aussi d’épargne et de crédit virent ainsi le jour parallèlement aux traditionnelles coopératives agricoles.
Vitrine de la Société coopérative de Zurich, une coopérative de consommation du 20e siècle.
Vitrine de la Société coopérative de Zurich, une coopérative de consommation du 20e siècle. Musée national suisse
Inscrite en 1881 dans le code suisse des obligations, la forme juridique de la coopérative connut une popularité croissante, comme en témoignent les statistiques au tournant du siècle (373 en 1883, 1551 en 1890, 7113 en 1910). Cette accélération du mouvement coopératif s’explique en grande partie par les crises récurrentes qui secouèrent le système économique capitaliste à cette période. La crise économique des années 1930 entraîna une nouvelle augmentation soutenue des créations de coopératives, qui atteignirent un pic en 1957 avec plus de 12’000. Près de la moitié des coopératives étaient liées à l’agriculture, tandis que d’autres se mirent en place dans les services, comme l’industrie de l’électricité. Les coopératives de construction et d’habitation devinrent particulièrement nombreuses après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1980, la politologue américaine Elinor Ostrom (1933–2012) examina la «gouvernance des biens communaux» dans le cadre d’une étude fondamentale menée à l’échelle mondiale. Ses travaux lui valurent de devenir la première femme à recevoir le Prix Nobel d’économie en 2009. Elle démontra l’importance du principe coopératif à notre époque à partir d’exemples historiques provenant de plusieurs continents. En s’appuyant sur les biens communaux, elle fit ressortir la manière dont les humains s’organisent lorsque les ressources naturelles se raréfient afin de résoudre en commun des problèmes complexes. Ostrom conclut que dans de nombreux cas, pour assurer la bonne gestion des ressources locales issues des biens communaux, une coopération entre les personnes directement concernées est préférable à un contrôle de l’État ou à une privatisation. Pourrait-il y avoir meilleur argument en faveur du principe coopératif?

Quel avenir pour la coopérative?

En Suisse, le principe coopératif inspire toujours autant confiance, mais le nombre de coopératives est en baisse depuis quelques années. L’idée de base de la coopérative est par ailleurs de plus en plus remise en question au sein de ces structures. L’approche coopérative mériterait d’être à nouveau débattue plus largement, et d’être enseignée dans les écoles et les universités. Elinor Ostrom trouva des exemples de biens communaux dans des cultures et pays du monde entier. La coopérative apparaît ainsi comme un modèle économique sensé, fondé sur le droit naturel, dans lequel les participants et participantes sont impliqués de manière démocratique: en somme, un modèle de développement d’une culture politique autodéterminée. Associés au système de milice, ses trois piliers (l’entraide, la responsabilité individuelle et l’autodétermination) sont garants d’une culture démocratique particulière. D’un point de vue historique, la notion de coopérative fut à bien des égards une référence majeure ainsi que le fondement tant de l’émergence et du développement de la démocratie directe que de la structure de l’État fédéral suisse. La Confédération suisse (Schweizerische Eidgenossenschaft en allemand) est ainsi le seul pays au monde à avoir intégré cette référence historique de premier plan dans son nom.
Passeport suisse des années 1920.
Passeport suisse des années 1920. Musée national suisse
Les coopératives au sens large peuvent être considérées comme les «écoles de la démocratie». Toutes ces raisons ont contribué à l’inscription, en 2016, de l’idée et de la pratique d’intérêts communs organisés en coopératives au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, et de la proclamation par l’ONU de l’«Année internationale des coopératives 2025». Cette reconnaissance va dans le sens des résultats des travaux d’Elinor Ostrom.

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