Les socialistes furent co-architectes de la démocratie directe qui, aujourd’hui encore, rend la Suisse unique. Landsgemeinde à Trogen (AR), vers 1882.
Les socialistes furent co-architectes de la démocratie directe qui, aujourd’hui encore, rend la Suisse unique. Landsgemeinde à Trogen (AR), vers 1882. Musée national suisse

Privilé­gier l’action à l’idéologie

C’est aussi grâce aux socialistes que la démocratie directe put s’épanouir en Suisse. Pour y parvenir, ils durent suivre leur propre voie, la voie suisse.

René Roca

René Roca

René Roca possède un doctorat en histoire, enseigne au lycée et dirige l’institut de recherche sur la démocratie directe fidd.ch.

L’État fédéral suisse d’après 1848 n’est pas uniquement l’œuvre des libéraux: par leur insistance sur la souveraineté des cantons au lendemain de la guerre du Sonderbund, les conservateurs catholiques contribuèrent eux aussi à cette solution décentralisée et constructive. On peut citer notamment la transformation du veto populaire en référendum obligatoire moderne en 1844 dans le canton conservateur du Valais, qui fut ensuite repris par d’autres cantons sous une forme modifiée.

La voie de la démocratie

En Suisse, citoyennes et citoyens ont façonné la démocratie au cours des 200 dernières années pour en faire un modèle unique au monde. Partie intégrante de la culture politique, la démocratie directe est le socle de la réussite économique du pays. Trois mouvements politiques contribuèrent résolument à l’émergence de ce système: les catholiques-conservateurs, les libéraux et les présocialistes. Leur importance est mise en relief dans une mini-série d’articles.
Les présocialistes contribuèrent eux aussi largement à ancrer la démocratie directe dans la culture politique suisse et à la développer. Ils mirent ainsi un accent particulier sur le modèle fédéraliste de la Suisse dans le débat européen de la seconde moitié du XIXe siècle. La démocratie directe fut elle aussi un thème récurrent. Ainsi, la révolution vaudoise de 1845 mêla pour la première fois socialisme naissant et démocratie directe. Henry Druey (1799–1855) réclama l’instauration du référendum obligatoire tel qu’il avait été introduit dans le Valais conservateur dès 1844. S’il n’eut pas gain de cause, il parvint néanmoins à faire adopter deux autres innovations démocratiques de poids dans la constitution vaudoise. Druey mit sur un pied d’égalité résidents et communiers en matière de droit de vote – du jamais-vu dans l’histoire de la Suisse – et ancra pour la première fois l’initiative législative dans une constitution cantonale. Outre le fédéralisme et la démocratie directe, les présocialistes favorisèrent également le mouvement coopératif, inspiré du principe correspondant dans l’Ancien Régime français. Ils créèrent ainsi une base solide pour associer les instruments politiques de la démocratie directe à la notion de coopérative, et renforcer la culture démocratique en Suisse. Plusieurs approches théoriques présocialistes jouèrent un rôle important à cet égard.
Henri Druey, représenté ici en 1860, fut membre du premier Conseil fédéral.
Henri Druey, représenté ici en 1860, fut membre du premier Conseil fédéral. Musée national suisse
Les idées des présocialistes français Étienne Cabet (1788–1856), Henri de Saint-Simon (1760–1825) et Charles Fourier (1772–1837) furent assez largement diffusées en Suisse. Les références à Robert Owen (1771–1858) sont moins explicites, mais ses approches coopératives furent reprises par le mouvement syndical et, plus tard, par le Parti socialiste. Le seul présocialiste de premier plan à avoir œuvré un certain temps en Suisse fut le compagnon tailleur allemand Wilhelm Weitling (1808–1871). Son «Évangile du pauvre pécheur», associant doctrine communiste et Nouveau Testament, fut ainsi imprimé et diffusé à Berne à partir de 1845. Souhaitant adopter d’autres approches pour appliquer le communisme à la politique, Weitling se brouilla avec Karl Marx (1818–1883) et Friedrich Engels (1820–1895) en 1846. Il fut l’un des premiers socialistes à exhorter les travailleurs à se mobiliser afin de lutter pour une société plus juste.
Portrait de Wilhelm Weitling dans les années 1840.
Portrait de Wilhelm Weitling dans les années 1840. Wikimedia
En Suisse également, les idées de Marx et d’Engels trouvèrent un écho toujours plus favorable au sein des milieux socialistes après 1848. Elles contribuèrent au débat avec l’exemple du mouvement ouvrier anglais et, contrairement à de nombreuses figures du présocialisme, soutinrent explicitement les grèves et autres actions politiques. Dans un premier temps, seuls certains éléments de la théorie marxiste furent adoptés en Suisse, et celle-ci peina longtemps à s’imposer. Contrairement à ce qu’affirma Marx, le mouvement présocialiste de la première moitié du XIXe siècle s’avéra déterminant pour l’émergence de la doctrine marxiste. L’historiographie marxiste et une partie de l’historiographie occidentale reprirent toutefois les déclarations diffamatoires de Marx, selon lequel les présocialistes ne seraient que des «petits bourgeois» qui défendent un système «utopique», et Marx et Engels les seuls créateurs d’un «socialisme scientifique».

La Société du Grutli et le mouvement démocratique

En Suisse, la Société du Grutli revêtit une plus grande importance pour le mouvement ouvrier que le marxisme, en particulier pour l’intégration sociale et nationale de la population ouvrière. Ses fondateurs avaient choisi ce nom en pensant que «quelque chose de grandiose pourrait naître un jour de cette association de Suisses sans distinction d’origines cantonales, à l’image de la Suisse née au Grütli.» Première organisation pérenne du mouvement ouvrier suisse, la Société du Grutli fut fondée en 1838 à Genève en tant qu’association patriotique, et se dota de structures nationales en 1843. Outre la convivialité et l’entraide, la formation était un objectif majeur de ce mouvement de compagnons artisans qui attira un nombre croissant d’ouvriers au fil du temps. La création de caisses communes devait contribuer à la formation initiale et continue des artisans et ouvriers, mais aussi sauvegarder et améliorer leur corps de métier.
Drapeau brodé de la Société du Grutli en soie, réalisé en 1888.
Drapeau brodé de la Société du Grutli en soie, réalisé en 1888. Musée national suisse
Les Sociétés du Grutli ouvrirent la voie au socialisme en Suisse, représentant une base essentielle pour la constitution de syndicats et du Parti socialiste suisse (PS). Elles jouèrent par ailleurs un rôle crucial dans le mouvement démocratique des années 1860 et 1870 à travers leur approche, qui entendait résoudre la question sociale sur le sol helvétique au moyen de la démocratie directe. Deux présocialistes, le Zurichois Karl Bürkli (1823–1901) et le Bâlois Emil Remigius Frey (1803–1889) soutinrent le mouvement démocratique et veillèrent à ce que la démocratie directe se développe dans leurs cantons respectifs (Bâle-Campagne pour Frey). Ils encouragèrent l’introduction en Suisse du référendum facultatif (1874) et de l’initiative constitutionnelle (1891) au niveau fédéral, contribuant au bout du compte aussi, chacun de leur côté, à un débat international sur les questions de démocratie et d’État de droit. En ce sens, la Suisse ne compta à proprement parler aucune école socialiste «utopique», comme on désigne parfois les présocialistes de nos jours, car les Suisses étaient bien plus portés sur l’action que sur la théorie et l’idéologie.
Le présocialiste zurichois Karl Bürkli.
Le présocialiste zurichois Karl Bürkli. Wikimedia
La transition entre radicalisme et socialisme fut fluide en Suisse. Partout où les droits populaires furent étendus à partir de 1830, lors d’une rapide succession de révisions constitutionnelles cantonales, l’idée d’une société transcendant les classes prit systématiquement l’ascendant sur la lutte des classes aux yeux des radicaux et des présocialistes.

L’anarchisme en Suisse romande

Le présocialiste français Pierre-Joseph Proudhon (1809–1865) défendit une approche libertaire et milita en faveur de structures fédéralistes qui devaient décentraliser le pouvoir politique. Il trouva de telles structures en Suisse avec l’État fédéral de 1848, qu’il prit comme modèle dans ses échanges avec d’autres présocialistes en Suisse et dans le reste de l’Europe. Outre son approche fondée sur un socialisme coopératif, le fédéralisme inspira à Proudhon son principe de démocratie directe, bien qu’il ne se référa pas explicitement au modèle démocratique suisse, mais plutôt à un système de Conseils teinté d’anarchisme. Proudhon se représentait une base constituée d’organisations politiques prenant la forme de fédérations («fédération de communes») qui rendraient superflues l’autorité et les lois de l’État. Il voulait promouvoir la «fédération progressive» en tant que croisement de la politique et de l’économie en Europe, et faire du monde entier une série de «confédérations». Aux yeux de Proudhon, l’État fédéral suisse était la preuve concrète que son idée de fédération était réalisable.
Pierre-Joseph Proudhon, photographié en 1862.
Pierre-Joseph Proudhon, photographié en 1862. Wikimedia
James Guillaume fut l’un des fondateurs de la «Fédération jurassienne».
James Guillaume fut l’un des fondateurs de la «Fédération jurassienne». Wikimedia
Bien que le marxisme progressât aussi en Suisse, les idées de Proudhon y trouvèrent un terrain fertile. L’anarchiste et écrivain suisse James Guillaume (1844–1916) fut fortement influencé par Proudhon et ses idées. Lorsqu’en 1864, l’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée à Londres, appela tous les travailleurs à s’unir, des comités de soutien créèrent également des sections en Suisse romande. Ce fut notamment le cas d’ouvriers horlogers du Jura bernois et neuchâtelois. En 1866, James Guillaume posa la première pierre d’une section locloise en compagnie d’autres militants. Il contribua ensuite au regroupement de différentes sections pour former une «Fédération jurassienne» en 1871. Se considérant à l’origine comme des radicaux et des libres penseurs, les membres de cette fédération se rapprochèrent de plus en plus des courants collectivistes et anarchistes dans les années qui suivirent. Cette évolution fit progresser l’opposition aux idées autoritaires, comme celles défendues par Karl Marx au sein de l’AIT. James Guillaume finit par être exclu de l’AIT en 1872, en même temps que d’autres personnes partageant ses idées. Il rejoignit alors d’autres fédérations nationales pour fonder l’Internationale anti-autoritaire à Saint-Imier, dans le Jura bernois. Celle-ci se fragmenta toutefois rapidement en sections individuelles et ne parvint pas à avoir un impact significatif.
La «Fédération jurassienne» fut officiellement fondée en 1871 à l’Hôtel de la Balance de Sonvilier.
La «Fédération jurassienne» fut officiellement fondée en 1871 à l’Hôtel de la Balance de Sonvilier. Wikimedia

Et de nos jours?

La création du Parti socialiste suisse (PS) en 1888 est une autre cause de cette fragmentation. S’efforçant dans un premier temps de mener des réformes, le PS n’adhéra qu’ultérieurement aux principes marxistes, à l’instar de la «lutte des classes» dans son deuxième programme en 1904, et de la «dictature du prolétariat» dans le troisième de 1920. Néanmoins, ces programmes tenaient toujours compte du contexte suisse avec sa démocratie directe, contredisant la doctrine marxiste sur ce point. En 1904, le programme pratique (une annexe au deuxième programme) du parti, mentionne ainsi sous le point 1: «Développement de la démocratie. Représentation proportionnelle. Élection par le peuple des autorités législatives, administratives et judiciaires. Référendum obligatoire. Initiative législative. Décentralisation de l’administration fédérale. Autonomie des communes.» En comparaison, le point 1 du programme pratique de 1920 ne mentionne plus que le «développement de la démocratie», omettant de façon révélatrice le «référendum obligatoire» et l’«autonomie des communes». En 1921, l’aile gauche du parti se détacha pour fonder le Parti communiste suisse (PC). Le PS redevint alors un parti plus réformiste, contribuant à la sauvegarde et au développement de la démocratie directe. Objectif qu’il poursuit aujourd’hui encore.

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