Avant le jass
Les cartes à jouer suisses allemandes, avec les couleurs grelot, écusson, gland et rose, existent depuis plus de 500 ans. Cela fait toutefois seulement deux siècles qu’elles sont utilisées pour le jass.
Le unter de grelot dansant ou hurlant à tue-tête, représenté avec sa cape de fou et son bâton sur un fragment de carte à jouer imprimée à Bâle vers 1500, était l’une des cartes utilisées pour jouer à la plus ancienne forme de jass connue, où l’on distinguait les quatre couleurs grelot, écusson, gland et rose. L’habit à manches courtes et les souliers pointus s’inscrivent dans la tradition de la mode du gothique tardif. Malgré son ancienneté, le personnage xylographié est reconnaissable au premier coup d’œil, même pour nous, comme étant un unter de grelot. Les personnages représentés sur les cartes à jouer sont pratiquement immuables: ils ont survécu aux siècles et aux différents jeux.
Les jasseurs confirmés pourraient aujourd’hui encore utiliser sans problème ces cartes bâloises vieilles de 500 ans. Et ce même si leur jeu de prédilection est apparu bien plus tard. Le Jas(s) est un mot (et un jeu) néerlandais. Le terme nell désignant le neuf d’atout est lui aussi emprunté à la langue néerlandaise. Ce sont des soldats protestants qui ont importé le jeu en Suisse durant le dernier tiers du XVIIIe siècle. Le mot Jas signifie « paysan ». Ironie de l’histoire, la toute première partie de jass jouée en Suisse et attestée dans des documents officiels met justement en scène deux paysans schaffhousois de Siblingen, Max Tanner et Sebastian Weber. Dénoncés au conseil par le pasteur Peyer, ils avouent avoir joué à « un jeu appelé jass autour d’un verre de vin. » C’était en 1796. Leurs cartes ne venaient pas de Bâle, mais de Mümliswil, dans le canton de Soleure. Cependant, Schaffhouse n’allait pas tarder à devenir le nouveau centre de la fabrication des cartes à jouer en Suisse.
Du marschall au fou
Mais revenons aux débuts du jass en Suisse. On ne sait pas exactement comment la troisième carte la plus forte après le roi, le unter ou valet devint le bour (paysan) et comment le bour de grelot devint le fou. Dans son allégorie des cartes à jouer rédigée à Bâle en 1377, le moine dominicain Johannes, de Fribourg-en-Brisgau, désigne l’ober et l’unter comme les deux marschalchi (cartes maîtresses). Sur l’une, l’indication de la couleur figure en haut et sur l’autre, elle est en bas. Comme la région du Rhin Supérieur, avec sans doute Bâle, était un haut-lieu de l’impression de livres et de cartes à jouer, et aussi de la tradition de la Narrenliteratur (satire où la folie est présentée comme la normalité) au Moyen Age tardif, il n’est pas étonnant que le unter de grelot ait pris les traits d’un fou représenté avec une capuche et des oreilles d’âne.
De nouvelles cartes avec de vieux habits
Avant les débuts de la production industrielle de papier, les cartes étaient imprimées avec des bâtons de bois sur du papier fabriqué avec des chiffons de lin et coloriées au chablon. Les moindres résidus de tissu, même les bribes de vieux épouvantails, étaient récupérés et transformés en papier dans les moulins à papier. Cela explique que pratiquement aucun vêtement de tous les jours antérieur à 1800 ne soit parvenu jusqu’à nous. Les restes non récupérables des habits des Bâloises et des Bâlois de 1500 étaient en effet apportés aux imprimeries de l’époque pour être transformés en livres ou en cartes à jouer. Si les cartes ont une vie secrète, peut-être est-ce dû à leurs origines…
Des blasons comme couleurs
La couleur « écusson » (le carreau actuel) est une particularité du jeu suisse. Elle remonte à l’époque où les bourgeois émancipés de la noblesse, voulaient eux aussi posséder leurs blasons. On peut donc considérer les écussons ornant les anciennes cartes à jouer suisses comme les précurseurs des vitraux armoriés, une autre spécificité helvétique. Le blason du commerçant bâlois Heinrich Halbisen, une moitié de fer à cheval, sert de filigrane dans les papiers produits dans ses moulins. Il figure également sur les cartes à jouer qu’il fait imprimer, comme une sorte de logo. Il s’agit là des cartes les plus anciennes trouvées sur le territoire de la Suisse actuelle.
Quand le paysan vole la vedette au roi
Le jeu de cartes le plus ancien et le plus répandu est le jeu de l’empereur ou ludus imperatoris. Connu dans le sud de l’Allemagne sous le nom de Karnöffelspiel, son existence est attestée dans des documents datant du concile de Bâle, c’est-à-dire précisément à l’époque où furent imprimées les premières cartes arborant les couleurs originales annonçant celles que l’on connaît aujourd’hui. Le chapeau et la plume figuraient encore parmi les enseignes mais vers 1500, la rose et le gland s’imposèrent. On joue aujourd’hui encore au jeu de l’empereur en Suisse centrale. A la fin du Moyen Age et au début de l’époque moderne, c’était le jeu favori des mercenaires et des lansquenets qui guerroyaient lors des guerres d’Italie. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que la hiérarchie est inversée dans le jeu de l’empereur, la carte maîtresse étant l’underpub et non le künnig.
Il Tarocco
Au début de l’époque moderne, les soldats confédérés et français importèrent d’Italie un autre jeu de cartes très répandu sous l’Ancien Régime dans le nord de la Péninsule: il jogo degli trionfi ou il tarocco . Le tarot se joue avec des cartes différentes – plus nombreuses aussi – de celles du jass ou du jeu de l’empereur. Il y en a 78 au total, dont 21 atouts ou tarocchi , le fou et 14 cartes de chacune des couleurs coupe, denier, épée et bâton. Au XVIIIe siècle, le tarot est encore largement répandu en Suisse, notamment à Soleure où sont imprimées des cartes réputées mais il est progressivement supplanté par le jass au cours du XIXe siècle. De nos jours, on n’y joue plus que dans deux régions alpestres reculées, à Visperterminen, en Valais (troggu) et dans le district de Surselva, dans les Grisons, la région d’origine d’Alois Carigiet (dar troccas).
Le unter de grelot dans la réclame et la création artistique
Dans sa jeunesse, Alois Carigiet, dessinateur de Une cloche pour Ursli et de Florina, était un joueur invétéré de tarot, une passion qui transparaît dans son travail de dessinateur de réclames et d’artiste-peintre. En 1938, il réalise pour la brasserie Haldengut une affiche représentant les unter des quatre couleurs des cartes suisses dansant avec un verre de bière, avec au premier plan, le unter de grelot.
Malheureux au jeu, heureux en amour
En 1956, Carigiet peint sur la façade de l’hôtel Adler, place de l’hôtel de ville de Stein am Rhein, une magnifique allégorie du jeu de cartes qui illustre le proverbe « malheureux au jeu, heureux en amour ». La jeune reine enlace l’unter de grelot, que l’on voit sourire comme un bienheureux au centre du dessin, et lui caresse tendrement la joue. Lui abat son jeu de façon démonstrative, les cartes retournées permettant de voir qu’il a une main misérable. A droite, le roi vieillissant assis sur son trône décoré de lions, observe la scène d’un air courroucé. Il tient des cartes dans sa main gauche – son jeu est excellent – et une bourse bien remplie est posée devant lui. Mais c’est le jeune fou qui possède les meilleurs atouts pour séduire la reine, une situation qui déplaît manifestement au vieux roi. Même inversé, le proverbe reste vrai: « heureux au jeu, malheureux en amour ».
Si les personnages du roi et du unter de grelot sont inspirés par les cartes de jass, ce n’est en revanche pas le cas de celui de la reine aux longs cheveux blonds penchée sur le fou. Il n’existe en effet pas de personnage féminin sur les cartes suisses allemandes. On trouve par contre une dame, mais pas une reine ni une impératrice, dans les jeux de cartes français. La reine vient donc probablement du tarot, joué dans les Grisons, la région d’origine de Carigiet.