Cartes à jouer suisses allemandes. Photo: Patrick Gutenberg/Ex-Press

Avant le jass

Les cartes à jouer suisses allemandes, avec les couleurs grelot, écusson, gland et rose, existent depuis plus de 500 ans. Cela fait toutefois seulement deux siècles qu’elles sont utilisées pour le jass.

Felix Graf

Felix Graf

Conservateur de la collection Estampes et gravures du Musée national suisse jusqu’à son départ en retraite à mi-2017, puis journaliste indépendant.

Le unter de grelot dansant ou hurlant à tue-tête, représenté avec sa cape de fou et son bâton sur un fragment de carte à jouer imprimée à Bâle vers 1500, était l’une des cartes utilisées pour jouer à la plus ancienne forme de jass connue, où l’on distinguait les quatre couleurs grelot, écusson, gland et rose. L’habit à manches courtes et les souliers pointus s’inscrivent dans la tradition de la mode du gothique tardif. Malgré son ancienneté, le personnage xylographié est reconnaissable au premier coup d’œil, même pour nous, comme étant un unter de grelot. Les personnages représentés sur les cartes à jouer sont pratiquement immuables: ils ont survécu aux siècles et aux différents jeux.

Carte à jouer bâloise représentant le unter de grelot avec une cape de fou et des oreilles d’âne. Gravure sur bois, coloriée au chablon. Bâle, vers 1500. La carte utilisée comme matériau de rembourrage par un relieur a été retrouvée dans une reliure de livre lors de travaux de restauration. Photo: Musée national suisse

Faïence en relief émaillée en vert représentant deux joueurs de cartes. La faïence a été récupérée sur un vieux four jeté dans la Limmat. Zurich, entre 1400 et 1500. Photo: Musée national suisse

Les jasseurs confirmés pourraient aujourd’hui encore utiliser sans problème ces cartes bâloises vieilles de 500 ans. Et ce même si leur jeu de prédilection est apparu bien plus tard. Le Jas(s) est un mot (et un jeu) néerlandais. Le terme nell désignant le neuf d’atout est lui aussi emprunté à la langue néerlandaise. Ce sont des soldats protestants qui ont importé le jeu en Suisse durant le dernier tiers du XVIIIe siècle. Le mot Jas signifie « paysan ». Ironie de l’histoire, la toute première partie de jass jouée en Suisse et attestée dans des documents officiels met justement en scène deux paysans schaffhousois de Siblingen, Max Tanner et Sebastian Weber. Dénoncés au conseil par le pasteur Peyer, ils avouent avoir joué à « un jeu appelé jass autour d’un verre de vin. » C’était en 1796. Leurs cartes ne venaient pas de Bâle, mais de Mümliswil, dans le canton de Soleure. Cependant, Schaffhouse n’allait pas tarder à devenir le nouveau centre de la fabrication des cartes à jouer en Suisse.

Carte à jouer soleuroise. Unter de grelot. Soleure, 1743. Gravure sur bois coloriée. Imprimeur: Rochus Schaer. Photo: Musée national suisse

Carte à jouer schaffhousoise. Unter de grelot. Schaffhouse, vers 1800. Gravure sur bois, coloriée au chablon. Imprimeur: David Hurter. Photo: Musée national suisse

Du marschall au fou

Mais revenons aux débuts du jass en Suisse. On ne sait pas exactement comment la troisième carte la plus forte après le roi, le unter ou valet devint le bour (paysan) et comment le bour de grelot devint le fou. Dans son allégorie des cartes à jouer rédigée à Bâle en 1377, le moine dominicain Johannes, de Fribourg-en-Brisgau, désigne l’ober et l’unter comme les deux marschalchi (cartes maîtresses). Sur l’une, l’indication de la couleur figure en haut et sur l’autre, elle est en bas. Comme la région du Rhin Supérieur, avec sans doute Bâle, était un haut-lieu de l’impression de livres et de cartes à jouer, et aussi de la tradition de la Narrenliteratur (satire où la folie est présentée comme la normalité) au Moyen Age tardif, il n’est pas étonnant que le unter de grelot ait pris les traits d’un fou représenté avec une capuche et des oreilles d’âne.

De nouvelles cartes avec de vieux habits

Avant les débuts de la production industrielle de papier, les cartes étaient imprimées avec des bâtons de bois sur du papier fabriqué avec des chiffons de lin et coloriées au chablon. Les moindres résidus de tissu, même les bribes de vieux épouvantails, étaient récupérés et transformés en papier dans les moulins à papier. Cela explique que pratiquement aucun vêtement de tous les jours antérieur à 1800 ne soit parvenu jusqu’à nous. Les restes non récupérables des habits des Bâloises et des Bâlois de 1500 étaient en effet apportés aux imprimeries de l’époque pour être transformés en livres ou en cartes à jouer. Si les cartes ont une vie secrète, peut-être est-ce dû à leurs origines…

Des blasons comme couleurs

La couleur « écusson » (le carreau actuel) est une particularité du jeu suisse. Elle remonte à l’époque où les bourgeois émancipés de la noblesse, voulaient eux aussi posséder leurs blasons. On peut donc considérer les écussons ornant les anciennes cartes à jouer suisses comme les précurseurs des vitraux armoriés, une autre spécificité helvétique. Le blason du commerçant bâlois Heinrich Halbisen, une moitié de fer à cheval, sert de filigrane dans les papiers produits dans ses moulins. Il figure également sur les cartes à jouer qu’il fait imprimer, comme une sorte de logo. Il s’agit là des cartes les plus anciennes trouvées sur le territoire de la Suisse actuelle.

Carte à jouer bâloise. Unter d’écusson avec le blason des Halbisen. Bâle, fin du XVe siècle. Gravure sur bois non coloriée. Photo: Musée national suisse

Carte à jouer bâloise. Neuf d’écusson avec le blason des Halbisen en bas à droite et la crosse de Bâle au milieu. Bâle, fin du XVe siècle. Gravure sur bois non coloriée. Photo: Musée national suisse

Quand le paysan vole la vedette au roi

Le jeu de cartes le plus ancien et le plus répandu est le jeu de l’empereur ou ludus imperatoris. Connu dans le sud de l’Allemagne sous le nom de Karnöffelspiel, son existence est attestée dans des documents datant du concile de Bâle, c’est-à-dire précisément à l’époque où furent imprimées les premières cartes arborant les couleurs originales annonçant celles que l’on connaît aujourd’hui. Le chapeau et la plume figuraient encore parmi les enseignes mais vers 1500, la rose et le gland s’imposèrent. On joue aujourd’hui encore au jeu de l’empereur en Suisse centrale. A la fin du Moyen Age et au début de l’époque moderne, c’était le jeu favori des mercenaires et des lansquenets qui guerroyaient lors des guerres d’Italie. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que la hiérarchie est inversée dans le jeu de l’empereur, la carte maîtresse étant l’underpub et non le künnig.

Quatre cartes de la couleur gland. Bâle, vers 1500. Dans le jeu de l’empereur, le bour (paysan) d’atout dame le pion au roi, une situation inversée par rapport à la hiérarchie de la cour. Photo: Musée national suisse

Il Tarocco

Au début de l’époque moderne, les soldats confédérés et français importèrent d’Italie un autre jeu de cartes très répandu sous l’Ancien Régime dans le nord de la Péninsule: il jogo degli trionfi ou il tarocco . Le tarot se joue avec des cartes différentes – plus nombreuses aussi – de celles du jass ou du jeu de l’empereur. Il y en a 78 au total, dont 21 atouts ou tarocchi , le fou et 14 cartes de chacune des couleurs coupe, denier, épée et bâton. Au XVIIIe siècle, le tarot est encore largement répandu en Suisse, notamment à Soleure où sont imprimées des cartes réputées mais il est progressivement supplanté par le jass au cours du XIXe siècle. De nos jours, on n’y joue plus que dans deux régions alpestres reculées, à Visperterminen, en Valais (troggu) et dans le district de Surselva, dans les Grisons, la région d’origine d’Alois Carigiet (dar troccas).

Carte de tarot soleuroise. Carte XIV. La Tempérance. Mümliswil, vers 1750. Gravure sur bois coloriée au chablon. Imprimeur: Franz Bernhard Schär. Photo: Musée national suisse

Carte de tarot soleuroise. Deux de denier. 1718. Gravure sur bois coloriée au chablon. Imprimeur: François Heri. Photo: Musée national suisse

Le unter de grelot dans la réclame et la création artistique

Dans sa jeunesse, Alois Carigiet, dessinateur de Une cloche pour Ursli et de Florina, était un joueur invétéré de tarot, une passion qui transparaît dans son travail de dessinateur de réclames et d’artiste-peintre. En 1938, il réalise pour la brasserie Haldengut une affiche représentant les unter des quatre couleurs des cartes suisses dansant avec un verre de bière, avec au premier plan, le unter de grelot.

Alois Carigiet. Petite affiche de promotion pour la bière Haldengut. Lithographie en couleur. Zurich: Atelier de graphisme J. E. Wolfensberger, 1938. L’affiche collée sur du carton et encadrée à l’imprimerie servait aussi bien de décoration murale que de réclame. Photo: Musée national suisse

Malheureux au jeu, heureux en amour

En 1956, Carigiet peint sur la façade de l’hôtel Adler, place de l’hôtel de ville de Stein am Rhein, une magnifique allégorie du jeu de cartes qui illustre le proverbe « malheureux au jeu, heureux en amour ». La jeune reine enlace l’unter de grelot, que l’on voit sourire comme un bienheureux au centre du dessin, et lui caresse tendrement la joue. Lui abat son jeu de façon démonstrative, les cartes retournées permettant de voir qu’il a une main misérable. A droite, le roi vieillissant assis sur son trône décoré de lions, observe la scène d’un air courroucé. Il tient des cartes dans sa main gauche – son jeu est excellent – et une bourse bien remplie est posée devant lui. Mais c’est le jeune fou qui possède les meilleurs atouts pour séduire la reine, une situation qui déplaît manifestement au vieux roi. Même inversé, le proverbe reste vrai: « heureux au jeu, malheureux en amour ».

Alois Carigiet. Trois cartes à jouer personnifiées. Esquisse originale pour une fresque destinée à la façade de l’hôtel-restaurant Adler, à Stein am Rhein. 1956. Gouache sur papier. Collection privée. Copyright © héritiers d’Alois Carigiet.

Si les personnages du roi et du unter de grelot sont inspirés par les cartes de jass, ce n’est en revanche pas le cas de celui de la reine aux longs cheveux blonds penchée sur le fou. Il n’existe en effet pas de personnage féminin sur les cartes suisses allemandes. On trouve par contre une dame, mais pas une reine ni une impératrice, dans les jeux de cartes français. La reine vient donc probablement du tarot, joué dans les Grisons, la région d’origine de Carigiet.

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