Robinson Crusoé à Zurich
La première traduction allemande du Robinson Crusoé de Daniel Defoe est disponible dès 1720, un an après la publication de la version originale. Johann Jakob Bodmer, le Zurichois des Lumières, en recommande la lecture aux Zurichoises. Un Petit Robinson pour la jeunesse est publié à Zurich en 1818.
La recommandation de lecture que Bodmer fait aux femmes figure dans sa revue hebdomadaire d’inspiration anglaise Les discours des peintres (Die Discourse der Mahlern). La lecture féminine est alors un nouveau sujet. Et Robinson Crusoé est l’un des rares ouvrages contemporains que Bodmer estime convenable pour elles. Via la lecture, les femmes (le «Frauen-Volck») doivent en fin de compte devenir «drôles et agréables, et non savantes et pédantes».
Quelque 15 ans plus tard, Robinson sympathise avec son jeune public à Zurich. Le roman tombe entre les mains de Salomon Gessner, élève surdoué recalé à l’école, dont la lecture lui inspire ses propres robinsonnades. Les sanctions de ses professeurs lui enjoignent simplement une plus grande prudence. Le futur grand écrivain, imprimeur et éditeur, notamment de la Neue Zürcher Zeitung, apprend ainsi tôt à s’exercer dans un contexte de censure. Les robinsonnades du petit Salomon Gessner ne sont malheureusement pas conservées. Nous savons pourtant que ses Robinsons étaient tous de gros fumeurs et qu’il aimait déchaîner les éléments. Les robinsonnades de Gessner sont un exemple précoce du succès involontaire du romand de Defoe auprès des enfants. Environ 25 ans avant que Jean-Jacques Rousseau le recommande comme lecture pour la jeunesse dans son manuel d’éducation Émile ou De l’éducation.
La rencontre avec Robinson marque aussi un tournant dans la vie d’un autre célèbre Zurichois. En 1777, le malheureux latiniste en herbe Hans Conrad Escher, plus tard de la Linth, le reçoit en cadeau. Escher affirmera plus tard qu’il n’existait alors pas encore de revues pertinentes pour les enfants. Sa rencontre avec le «vieux Robinson Crusoé» l’encourage d’autant plus vivement à «construire des châteaux en Espagne de toutes sortes», avec passion. Dans ses robinsonnades, il se remet des durs labeurs scolaires. «Dès ce moment, écrira-t-il dans son autobiographie, une nouvelle vie a émergé en moi: je saisissais toutes mes impressions de manière accrue et mes sensations étaient plus vivantes...». Robinson déclenche un véritable élan de créativité chez son lecteur de neuf ans.
Robinson et la fin du monde
Plusieurs raisons expliquent le succès retentissant de ce roman: le ton journalistique de Defoe donne une impression d’immédiateté et d’authenticité. Robinson est un personnage moderne issu d’un milieu marchand de la classe moyenne qui pense et éprouve des sentiments comme les autres. L’auteur lui donne le rôle du narrateur de ses aventures à la première personne dans ce qui semble être un journal. Les grands et les petits lecteurs peuvent s’identifier à un tel héros. Par ailleurs, les voyages et les livres sont en vogue à cette époque, et tout particulièrement les récits de voyage.
Dans les années 1770, au château du Bailli d’Eglisau, le petit Ludwig Meyer von Knonau prie le Seigneur de lui permettre de découvrir les terres encore inconnues de son vivant et d’épargner quelques-uns de ses livres préférés lors de la fin du monde. La vieille traduction en allemand de l’anglais Robinson Crusoé en fait bien entendu partie. Ludwig Meyer von Knonau puisait ses lectures dans la bibliothèque de son grand-père. De ses lectures de jeunesse, parmi lesquelles les robinsonnades avaient joué un grand rôle, il dira plus tard: «Enfant et adolescent, ces lectures aléatoires auraient pu déplaire à plus d’un professeur; seulement, je suis convaincu que si les nourritures spirituelles m’avaient été comptées par une main extérieure, ma curiosité en matière de savoirs et de recherches aurait été moins sollicitée et bien des mystères me seraient restés cachés.»
En ceci aussi les petits «Robinsons» zurichois du XVIIIe siècle s’attachent à leurs héros; ils s’aident eux-mêmes.