«Frau Unmusz», monotype sur bois peint, vers 1420 (partie supérieure).
Braunschweig, Herzog Anton Ulrich-Museum

Une image vaut-elle mille mots?

Il est plus difficile de répondre à cette question qu’il n’y paraît. Deux images en sont la preuve: un masque mortuaire exceptionnel, étonnamment fragile, et une gravure sur bois, intitulée «Metz Unmusz», dont la lecture requiert quelques efforts d’interprétation.

Kurt Messmer

Kurt Messmer

Kurt Messmer travaille comme historien spécialisé dans l’histoire au sein de l’espace public.

À quoi ressemblaient nos ancêtres il y a mille ans? Une occasion unique s’offre à nous à travers le visage naturel, authentique et exceptionnel d’une femme du XIe siècle. Même si cette découverte est spectaculaire, l’Histoire se doit de rester objective en se posant toujours et encore des questions.

RAPPORT D’ATELIER 1: HILDEGARDE D’EGUISHEIM (VERS 1028-1094)

En 1892, l’ancienne église Sainte-Foy de Sélestat est restaurée. Les fouilles mettent à jour une crypte et une tombe murée où les restes d’une femme sont découverts. Après sa mort en 1094, elle a été recouverte d’une couche de chaux. La défunte était peut-être atteinte d’une maladie dont les survivants voulaient se protéger. Quoi qu’il en soit, on constata que la chaux avait durci et formait une enveloppe solide qui reproduisait les traits de son visage. Des moulages furent fabriqués à partir de la forme créée par le visage au contact de la chaux. Un de ces masques mortuaires est exposé aujourd’hui sur le lieu des fouilles, à savoir dans la crypte de l’église de l’abbatiale de Sélestat en Alsace. D’autres moulages sont exposés dans plusieurs musées de la région.

Masque mortuaire d’Hildegarde d’Eguisheim (vers 1028-1094), d’après les spécialistes d’aujourd’hui.

Ancienne église Sainte-Foy de Sélestat. Vers 1190, Hildegarde d’Eguisheim fonda une abbatiale dans cette ville. De cette église, il ne reste plus qu’une crypte carrée, découverte en 1892, dans laquelle on a trouvé et exposé le portrait d’Hildegarde. Les jardins de l’église, visibles ici, ont été créés par Frédéric Ier, dit Barberousse. L’église a été construite peu avant la fondation de l’abbatiale par Hildegarde, vers 1170-1180, et se caractérise par une unité stylistique et un équilibre des proportions.
Wikimedia/Wladyslaw

Il ne fait aucun doute que cette femme était un personnage de haut rang. Elle fut inhumée dans la plus ancienne nécropole des Hohenstaufen en Alsace et sa tombe occupait une place privilégiée, devant le chœur de l’église et tout près de l’autel. On pense qu’il s’agit d’Hildegarde d’Eguisheim (vers 1028-1094), l’arrière-grand-mère de l’empereur Frédéric Ier, dit Barberousse (1122-1190) et donc l’aïeule de la puissante dynastie des Hohenstaufen. Frédéric II (1194-1250), le dernier empereur staufien, était considéré par ses admirateurs comme le «plus grand prince du monde» et comme la «stupeur du monde» (stupor mundi). Hildegarde fut à l’origine de «cette stupeur». Mais il pourrait aussi s’agir de sa fille Adélaïde, car le masque reproduit le visage d’une femme d’une quarantaine d’années alors qu’Hildegarde mourut vers 70 ans. Une chose est sûre: c’est le seul portrait authentique d’une personne connue du haut Moyen Âge qui ait jamais été découvert.

Il subsiste cependant encore des zones d’ombre. On ne peut dater avec certitude, ni l’année de sa naissance ni celle de sa mort, même si des intervalles ont pu être délimités (1024/35-1094/95). Mais que savons-nous vraiment d’Hildegarde d’Eguisheim en dehors de son visage? Seules des racines de cheveux ainsi que les traces d’une robe manifestement légère et composée d’une étoffe grossière ont pu être identifiées. On n’a trouvé ni bijou, ni symbole représentant son statut et ni objet lui appartenant. Son rôle au sein de sa famille et de la société a pu uniquement être défini de manière indirecte et sur la base de vagues suppositions. Nous ne savons rien non plus de ses pensées ni de sa religiosité. Elle est insaisissable en tant qu’individu.

En tant que source historique, cette tombe et ce masque mortuaire nous fournissent peu d’informations, car la défunte n’avait aucune influence sur la manière dont son visage passerait à la postérité. Sa représentation naturelle n’est pas intentionnelle, elle n’est pas l’œuvre d’un sculpteur et ne fournit aucune indication. C’est précisément cette absence d’intention qui rend ce masque exceptionnel, contrairement aux portraits de souverains idéalisés qui existent en nombre et dont certains remontent déjà à cette époque. Dans le cas d’Hildegarde d’Eguisheim, nous sommes pour la première fois confrontés à l’authenticité, la naturalité et l’originalité. Cependant, l’image de cette femme reste un mystère. Même si elle nous paraît proche, elle est objectivement très éloignée.

RAPPORT D’ATELIER 2: Metz Unmusz (vers 1420)

Restons dans cette région du Haut-Rhin. Trois cents ans ont passé. Il s’agit également d’une femme, mais celle-ci ne fait pas partie de la dynastie des Hohenstaufen. Elle occupe le bas de l’échelle sociale et elle est représentée de manière satirique.

«Metz Unmusz», monotype sur bois peint, vers 1420.
Braunschweig, Herzog Anton Ulrich-Museum

A-t-on jamais vu pareil tableau! Un homme à cheval accompagné de sa femme qui chevauche un âne et fait tellement de choses qu’il semble difficile de se représenter la scène. Elle tient sur ses genoux un berceau avec son enfant (cliquer pour agrandir) et sur sa tête une corbeille contenant des poules. De sa main gauche, elle retient un chat debout sur la croupe de l’âne tout en filant de la main droite avec un fuseau et une quenouille. Dans son balluchon, qu’elle porte comme un sac à dos, elle traîne une batterie de cuisine complète, avec une grille, une poêle, une louche et même un soufflet pour attiser les flammes du foyer. Porter tout le matériel nécessaire à la vie du ménage ne l’empêche pas de surveiller volailles et petits animaux.

«Ich heisz metz unmusz» («Je m’appelle metz unmusz»), déclare la femme dans l’inscription figurant en haut de la gravure. On aimerait savoir ce que le sculpteur lui fait dire ensuite. Un spécialiste a reconnu ce qui suit: «sorgen wirt mir nywe pin». Cela pourrait vouloir dire: «Sorgen werden mir zu neuer Pein» («Les soucis sont pour moi un nouveau fardeau»). Cette interprétation est partagée par quelques spécialistes, mais refusée par d’autres. Les lettres peintes sur la gravure sont trop abîmées pour qu’il soit possible de les déchiffrer en entier.

«La Nef des fous» de Sebastian Brant, parue en 1494, est fondamentalement différente de la gravure intitulée «Metz Unmusz». Toutefois, les deux œuvres sont imprégnées de l’esprit de la même époque. «La Nef des fous» n’est pas une estampe, mais une volumineuse satire écrite en vers et composée de 112 chapitres. Contrairement à la «Metz Unmusz», les illustrations et le texte ne sont cependant pas ambigus. Ils sont directement accessibles et aisément compréhensibles. Le chapitre XV en est un parfait exemple: un maître d’ouvrage a vu trop grand et s’arrache désormais les cheveux, car il n’a plus d’argent pour payer ses artisans, qui quittent le chantier. Même si en arrière-plan, on voit une charge suspendue à la grue, le regard et le geste du maître d’ouvrage valent mille mots. Il ne reste plus au malheureux maître d’ouvrage qu’à revêtir le bonnet du fou. Une grande partie des illustrations aurait été créée par Albrecht Dürer (1471-1528) et contribué au succès de l’œuvre, le «premier best-seller de la littérature mondiale».
Universitätsbibliothek Heidelberg

Mais concentrons-nous plutôt sur «Metz Unmusz». Cette femme est tellement occupée qu’elle perd toute crédibilité. C’est pourquoi, elle inspire la moquerie et le mépris. Dans le Haut-Rhin vers 1500, toute une série de personnages similaires font leur apparition dans des représentations et des textes. Les contemporains de «Metz Unmusz» s’appellent «Frau Seltenfried», «Heinz Widerporst» ou «Hans-Dampf-in-allen-Gassen», auquel correspondent le «G’schaftelhuber» en Autriche et le «Busybody» en Angleterre. L’humour populaire se moque des gens qui ne font rien, mais qui importunent leur entourage par leur empressement, leur agitation constante ainsi que leur zèle intempestif et inutile. Cette lecture, objective, est admise par les spécialistes.

En revanche, les mêmes rejettent toute lecture sentimentale de la scène. En effet, on pourrait également voir dans cette gravure, dont l’auteur nous est inconnu, une reconnaissance pour tout ce que fait cette femme alors que son mari, qui porte une épée, doit seulement veiller à sa protection, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Ce que fait la femme est très impressionnant. Elle mériterait une récompense. Cependant, l’historien de l’art Otto Kurz met en garde contre une lecture «moderne et sentimentale qui ne reflète pas l’esprit du XVe siècle (et également des siècles suivants)», ce qui est indiscutable. On ne peut donc douter de l’intention satirique de l’auteur. Le fait est que nous considérons une gravure du XVe siècle à l’aune de notre mode de pensée du XXIe siècle. Ce serait une grave erreur de croire qu’on peut lire cette gravure d’époque de façon intuitive. C’est là tout le défi du travail d’historien, qui consiste à étudier les objets du passé en faisant abstraction du temps présent.

Toutefois, des spécialistes, dénués de tout sentimentalisme, admettent que le sculpteur anonyme a, dans le présent cas, fait preuve d’une ironie extrêmement fine. La position de Metz Unmusz n’est-elle pas explicitement élégante, ne porte-t-elle pas la corbeille avec les poules comme une couronne, ses mains ne sont-elles pas aussi douces que celles d’une noble? Cette noblesse n’est-elle pas accentuée par une ligne centrale efficace ainsi que par des couleurs douces et discrètes? Et l’enfant regardant sa mère sereinement n’est-il pas merveilleux, maintenu en toute sécurité par les épaisses lanières marron de son berceau? Cette femme est-elle donc ridicule ou admirable? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’une représentation de la Sainte Famille fuyant vers l’Égypte?

Une image vaut mille mots. Mais quels mots? Les mots sont sujets à une ou plusieurs interprétations. Il faut continuer à se poser la question en suivant la voie de la raison et non celle de l’intuition.

Autres articles