Magnétophone Nagra SN, fabriqué par la société suisse Kudelski, 1973.
Magnétophone Nagra SN, fabriqué par la société suisse Kudelski, 1973. Musée national suisse

Histoire d’un succès: le magnéto­phone espion suisse

Aussi petit qu’un portefeuille, précis et fiable: dès sa conception, le Nagra SN de la société suisse Kudelski semblait prédestiné à entrer dans l’histoire. Cette merveille de technique audio analogique fut mise au point au début des années 1960 à la demande de John F. Kennedy.

Denise Tonella

Denise Tonella

Denise Tonella est directrice du Musée national suisse.

À la recherche d’un petit magnétophone pour les enregistrements secrets de la CIA, le président américain John F. Kennedy contacta l’entreprise suisse de renom Kudelski. Le Nagra SN (pour Série Noire) fut ainsi fourni exclusivement aux services secrets américains jusqu’au début des années 1970.

La société Kudelski SA s’était bâti une réputation dans les années 1950 grâce à la qualité exceptionnelle de ses magnétophones Nagra en matière d’enregistrement et de restitution du son. Particularité de ces appareils: ils étaient à la fois portables et robustes. En peu de temps, ils conquirent la radio, la télévision et le cinéma, autant de domaines nécessitant des prises de son «hors studio». L’entreprise doit son nom à son fondateur, l’ingénieur Stefan Kudelski, né en 1929 à Varsovie et dont la famille se réfugia en Suisse en 1939, via la Hongrie et la France. Il construisit son premier magnétophone pendant ses études à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Une fois son entreprise créée en 1951, il débuta la production d’un enregistreur à bande magnétique portable destiné aux reporters radio, le Nagra I, dont les premiers exemplaires furent livrés aux studios de radio de Lausanne et Genève. Ses appareils professionnels firent rapidement de la société le leader du marché, tandis que Stefan Kudelski obtint, au cours des décennies suivantes, quatre Oscars scientifiques et techniques à Hollywood.

John F. Kennedy lors d’un sommet à Vienne, 1961.
John F. Kennedy lors d’un sommet à Vienne, 1961. Wikimedia

Le nom Nagra vient des mots polonais nagrywać/nagrać, signifiant «enregistrer/enregistré». À ne pas confondre avec l’acronyme Nagra (de l’allemand Nationale Genossenschaft für die Lagerung radioaktiver Abfälle), utilisé également en français pour désigner la Société coopérative nationale pour l’entreposage de déchets radioactifs, créée en 1972.

LE SCANDALE DES FICHES DE 1989

Dans les années 1970, les magnétophones Nagra SN furent également utilisés par la Stasi, dans la RDA de l’époque, mais aussi par la police suisse, comme en témoigne encore aujourd’hui l’exemplaire conservé au Musée de la police municipale de Zurich. Leur succès est largement dû au contexte de la guerre froide, la protection de l’État et de la population ayant pris de l’importance en Suisse face à la menace nucléaire. Le contre-espionnage et la surveillance furent en effet élevés au rang de priorités de la Police fédérale et en particulier de la police politique, c’est-à-dire de la division agissant au titre de service de recherche et de renseignement du Ministère public de la Confédération. Des appareils d’écoute, mouchards, mini-radios ou caméras espions commencèrent à être utilisés.

En vertu d’un arrêté du Conseil fédéral de 1958, la police politique était chargée de «la surveillance et la prévention d’actes de nature à mettre en danger la sûreté intérieure ou extérieure de la Confédération». Les implications de cette mission furent mises en lumière en 1989 au moment du «scandale des fiches», lorsque la commission d’enquête parlementaire (CEP) travaillant sur l’affaire de la conseillère fédérale Elisabeth Kopp révéla l’ampleur de la surveillance. Dans son rapport, la CEP mentionna quelque 900 000 fiches détenues par le service d’enregistrement de la Police fédérale. Leur contenu provenait non seulement de la surveillance opérée par les organes officiels, mais aussi d’informations fournies par des particuliers anonymes. La CEP constata que les fiches regorgeaient de fausses déclarations et de renseignements insignifiants. Il apparut par ailleurs que les personnes situées à gauche de l’échiquier politique avaient été systématiquement surveillées, ce qui déclencha une vague d’indignation générale dans la population. Plus de 300 000 personnes demandèrent à consulter leurs dossiers.

Manifestations à Berne contre le fichage par l’État, mars 1990.
Manifestations à Berne contre le fichage par l’État, mars 1990. Musée national suisse / ASL
Des médias étaient également impliqués dans le scandale des fiches (vidéo en allemand). Musée national suisse / ASL

Parmi les personnes concernées figurait notamment l’écrivain et intellectuel Max Frisch, surveillé pendant plus de 40 ans, de 1948 à 1990. Ses critiques envers la complaisance des institutions et ses voyages en Europe de l’Est, notamment à l’occasion d’un congrès pour la paix, l’avaient manifestement rendu suspect aux yeux des autorités. Le 1er août 1990, il put accéder à son dossier: 13 fiches émaillées de passages noircis. En colère et déçu par le dilettantisme des agents, il s’installa devant sa machine à écrire pour commenter et corriger chaque inscription. Pas moins de cinq pages furent nécessaires déjà pour la première fiche. Le tapuscrit de cette dernière œuvre de Max Frisch a été publié à titre posthume en 2015 chez Suhrkamp, sous le titre «Ignoranz als Staatsschutz?» (L’ignorance comme protection de l’État?, non traduit).

Nul ne sait s’il est arrivé qu’un Nagra SN serve à la surveillance de Max Frisch. Il est en revanche certain que 1989 marqua la fin de la success story du magnétophone espion. Non seulement à cause du scandale des fiches, mais surtout en raison de la chute du Mur de Berlin, les organes suisses de la protection de l’État étant soudain privés de l’objet de toute leur attention: le scénario d’un renversement communiste par les militants de gauche.

Portrait de Max Frisch, 1990.
Portrait de Max Frisch, 1990. Musée national suisse / ASL
Dossier sur Max Frisch au titre de la protection de l’État, 1948-1990, première fiche.
Dossier sur Max Frisch au titre de la protection de l’État, 1948-1990, première fiche. Archives fédérales suisses

Admirer le Nagra SN

Ce petit bijou de technique, qui n’est pas sans rappeler les accessoires de James Bond, est visible dans l’exposition permanente «Histoire de la Suisse» au Musée national Zurich. Au même titre que le téléphone anti-écoutes camouflé en valise du Musée de la police de Zurich et la borne multimédias contenant des extraits des commentaires de Max Frisch sur ses fiches, le Nagra SN permet d’attirer l’attention sur le thème de la protection de l’État en Suisse pendant la guerre froide.

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