
Madame Staehelin, fille de Staline
La fille de Staline se rendit en Suisse au printemps 1967. Au beau milieu de la guerre froide. Récit d’une situation diplomatique délicate.


Un séjour «à des fins de repos»
Ludwig von Moos, chef du Département de justice et police, tint une conférence de presse au cours de laquelle il insista sur le fait que madame Allilouïeva avait besoin de repos et qu’elle souhaitait ne pas être dérangée. Le conseiller fédéral chargea le juriste bâlois Antonino Janner, haut fonctionnaire du DPF et ancien chef de la «Section Est» du Département, de s’occuper de la «vacancière».
Intérêts d’État versus libertés individuelles
Tout ceci allait trop loin pour le Conseil fédéral. Depuis le début de la «politique de détente», le commerce extérieur de la Suisse s’intéressait de plus en plus aux échanges avec l’Est. «Nos relations avec l’URSS comptent plus que le statut de madame A.», rapporta le conseiller fédéral Nello Celio dans un procès-verbal. Alors, que faire? Moscou passa par les services secrets pour s’adresser directement au chef du service des renseignements suisses, le colonel brigadier Pierre Musy, et lui proposer la «seule solution raisonnable». L’officier du KGB de haut rang Michail Rogow, une «vieille connaissance» de Pierre Musy, pria les autorités suisses de faire en sorte de convaincre Svetlana Allilouïeva, considérée selon lui comme «partiellement irresponsable de ses actes», de retourner en Union soviétique, avec l’assurance d’un retour au statu quo ante. Le Kremlin fit de plus en plus pression sur ses cercles diplomatiques et menaça le DPF d’une dégradation des relations.


Ce polar diplomatique des services secrets prit fin pour la Suisse au bout de six semaines, le 21 avril 1967, lorsque Svetlana prit un avion de la Swissair à destination de New York sous le pseudonyme de «madame Staehelin». Sur place, la presse américaine récolta les lauriers refusés aux médias suisses: Svetlana Allilouïeva s’empressa de donner des informations sur sa fuite. Tandis que le Blick ruminait sa rancœur, le Conseil fédéral se félicitait. Le chef du DPF Willy Spühler estima que l’affaire avait été rondement menée. Selon lui, on avait su s’en tirer «sans dommage», tout en rendant service au passage aux grandes puissances. La fille de Staline avait également adressé un chaleureux remerciement à la Suisse au moment de son départ.
Conférence de presse de Svetlana Allilouïeva à son arrivée aux États-Unis en avril 1967. YouTube / British Pathé
Le livre de Svetlana, «Vingt lettres à un ami», parut à l’automne 1967 et devint un bestseller. Si la fille de Staline gagna son indépendance financière, elle ne fut jamais vraiment heureuse. Peut-être aussi parce que son souhait de s’installer plus tard en Suisse ne se réalisa jamais, les autorités suisses ayant rejeté sa demande. En 1984, Svetlana Allilouïeva rentra brièvement en Union soviétique avant de finalement retourner aux États-Unis, où elle mourut en 2011 dans une maison de retraite, dans la solitude et la pauvreté.
Cet article a été publié pour la première fois par Thomas Bürgisser dans le WOZ en décembre 2011. Il se fonde sur des documents du centre de recherche Documents Diplomatiques Suisses (Dodis) et a été complété par un autre article paru dans le WOZ en mars 2017 ainsi que par d’autres documents issus du Dodis.


