Yves Saint Laurent, ambassadeur de la soie lyonnaise
Les familles traditionnelles lyonnaises se répartissaient autrefois en deux camps: celui de la soie et celui du saucisson – deux secteurs qui jouèrent un rôle décisif dans le développement économique de la ville. Quels liens existait-il entre les soyeux lyonnais et le grand couturier Yves Saint Laurent? Voilà ce que dévoile une exposition au Musée des tissus de Lyon.
Dix-huit mètres cinquante de mousseline de soie mauve, divers autres tissus pour la doublure et le montage, 90 heures de travail: la description en quelques chiffres d’une robe de soirée de la dernière collection haute couture d’Yves Saint Laurent, en 2002, que l’on peut voir actuellement à Lyon. Ces données étaient notées sur des «fiches», accompagnées d’un croquis du modèle à réaliser et d’un petit échantillon de tissu. Digne de Botticelli, cette création force l’admiration. Puis le regard tombe sur les visiteurs de l’exposition, vêtus d’habits plus ou moins bon marché issus de la production de masse actuelle. Des tenues fonctionnelles, avec des baskets. De l’Olympe, on passe aux abîmes de cette discipline qu’on appelle la «mode».
Ces abîmes sont liés à la crise, au XXe siècle, de la mode européenne et de l’industrie textile, qui au siècle précédent avait été à l’origine de la révolution industrielle. Depuis les années 1990, la délocalisation de la production dans les pays asiatiques à bas salaires a aggravé la situation. La société a évolué, la conception de la mode aussi. Qui, aujourd’hui, se soumettrait encore au diktat d’une mode made in France comme on le faisait encore après la Seconde Guerre mondiale? Il y a déjà belle lurette que la rue a imposé son style. Parallèlement, les critiques sociopolitiques et écologiques se font de plus en plus entendre: le principe de la mode, concept né dans la France du XVIIe siècle pour dynamiser l’économie, et qui culmine dans la mode cheap prétendument démocratique, favorise l’exploitation et la mentalité du tout jetable. Qui paie, au final? Ce système n’est-il pas dépassé?
La magnifique rétrospective consacrée à Yves Saint Laurent par le Musée des tissus de Lyon, fondé en 1864, qui abrite l’une des plus importantes collections au monde de ce genre et mérite en soi une visite, n’aborde pas frontalement ces questions. Mais on ne peut s’empêcher de se les poser en parcourant ces créations de haute couture, qui font figure de conte d’un autre temps. Surtout à Lyon, dans la ville des canuts et de leurs insurrections contre l’exploitation – la ville où l’on inventa le métier à tisser Jacquard (lui aussi exposé au musée), premier système mécanique à cartes perforées et en quelque sorte ancêtre des programmes informatiques modernes. L’idée n’était-elle pas de se passer du travail manuel, mais aussi des ouvriers récalcitrants?
Les questions liées aux transformations profondes de la mode et de l’industrie textile sont indirectement suggérées par le subtil concept de l’exposition: au plaisir sensuel procuré par la mise en scène d’un nombre respectable de splendides robes et vêtements de Saint Laurent, elle joint des informations extrêmement éclairantes sur les coulisses de la fabrication. Et évite ainsi l’écueil du culte de la personnalité. S’il subsiste quelques traces de ce culte, c’est quand il est question de l’effet sensuel des matières pour Yves Saint Laurent. Dès le choix des étoffes et les premiers essayages, il tenait à travailler avec des mannequins vivants, qu’il connaissait bien, plutôt qu’avec des bustes de couture. D’emblée, c’est au jeu des étoffes, des êtres et du mouvement qu’il s’est intéressé.
«Je vois des tissus qui me donnent l’idée d’une robe», disait-il alors qu’il n’avait encore que vingt ans. À Oran, où il passa son enfance, le jeune Yves s’amusait avec des silhouettes de papier. En feuilletant les magazines de mode de sa mère, il acquit des connaissances précises sur le milieu de la mode parisien et ses principaux acteurs. On est ébahi par ces «poupées» et les multiples inscriptions qu’elles portent. Elles témoignent de l’assurance de somnambule avec laquelle le jeune Saint Laurent réussira à s’imposer au cœur de la machinerie parisienne de la mode, de nouveau florissante après la Seconde Guerre mondiale. D’abord assistant de Christian Dior, il le remplace à sa mort. Ses plus anciens croquis déjà montrent qu’il était excellent dessinateur. Et les créations ultérieures ne font que le confirmer: il lui suffisait de quelques traits à la fois souples et sûrs pour indiquer à ses chefs d’atelier, avec bien plus de clarté que ne le faisaient d’autres collègues du métier, dans quelle direction développer le premier projet, qu’il peaufinerait ensuite.
Quelques exemples illustrent également les relations complexes qu’il entretenait avec ses fournisseurs. Avec les soyeux lyonnais, on peut parler de véritable symbiose. L’industrie de la soie cofinançait indirectement la maison de couture. Car la haute couture, photographiée par de grands noms tels que Claus Ohm, ne servait pas seulement à promouvoir les lignes de prêt-à-porter, plus abordables, les parfums, cosmétiques et accessoires. Les magazines qui comptaient pour la branche imprimaient aussi, à côté du nom d’Yves Saint Laurent, celui des fournisseurs de tissus. Ce qui était la meilleure des publicités pour les entreprises de soieries. Bien sûr, elle était un peu trompeuse, dans la mesure où l’on ne pouvait guère commander le modèle présenté. Certains motifs étaient fabriqués en exclusivité pour le couturier, dans un métrage précisément déterminé.
Cette symbiose axée sur le marketing dissimulait un ping-pong compliqué. Pendant la durée très restreinte d’une saison, échantillons, prototypes, nuanciers circulaient entre les fabricants de tissus, les chefs et les premières d’atelier, et le couturier qui prenait toutes les décisions. Pour accéder à cet univers très fermé, il fallait passer par des marchands qui ne possédaient pas eux-mêmes d’usines, mais faisaient office de courtiers. Parmi ces derniers, la société zurichoise Abraham parvint à s’arroger une place de choix grâce aux excellentes relations de son propriétaire Gustav Zumsteg et d’Yves Saint Laurent. L’atout majeur de Zumsteg était qu’il connaissait sur le bout des doigts les spécialités et les nouveautés des différents fournisseurs, mais aussi les préférences du grand couturier.
De toute cette magnificence, il émane une certaine mélancolie. Un créateur de mode maniant les étoffes les plus coûteuses et les motifs floraux les plus raffinés comme un peintre sa palette: voilà qui s’accorde bien à une société féodale, avec les événements festifs adéquats pour porter ces créations, dont certaines semblent tout droit sorties d’un opéra. Mieux vaut les considérer d’emblée comme autant d’œuvres d’art. D’ailleurs, Yves Saint Laurent lui-même en avait conscience, car dès le stade de la fiche d’atelier, certaines de ses créations portaient la mention «Musée». Elle faisait référence aux archives documentaires de la maison, dont est issu le Musée Yves Saint Laurent, à Paris.
En se focalisant sur le rapport particulier de Saint Laurent aux soieries lyonnaises, cette exposition au parti pris affirmé met en exergue sa sensibilité à la matière. Pourtant, si ce grand couturier a occupé une place aussi extraordinaire dans l’histoire de la mode au XXe siècle, il la doit tout autant, sinon plus, à sa grande sensibilité sociétale. Sa création la plus révolutionnaire a été le costume-pantalon pour femme, qui seyait à merveille à la femme androgyne qu’il vénérait. L’exposition de Lyon insiste peu là-dessus. En revanche, elle met bien en lumière le concept de haute couture comme forme la plus raffinée du marketing des tissus. Comme tout marketing digne de ce nom, elle se nourrit d’anecdotes savoureuses. C’est toujours le cas aujourd’hui, même s’il y a longtemps que les histoires racontées et les supports utilisés ne sont plus les mêmes. Désormais, le marketing de la mode passe par les réseaux sociaux – et par les musées.
Yves Saint Laurent Les coulisses de la haute couture à Lyon
Musée des tissus, Lyon
Jusqu’au 8 mars 2020
Ceux qui s’intéressent à l’histoire du pli dans l’art peuvent aussi jeter un œil à l’exposition temporaire Drapé au Musée des Beaux-Arts de Lyon (jusqu’au 8 mars). Quant au musée des Confluences, il présente d’étonnants couvre-chefs du monde entier, provenant de la collection originale d’Antoine de Galbert (jusqu’au 15 mars).