Quand «Dutti» acheta un chemin de fer de montagne
La construction de remontées mécaniques a connu son âge d’or en Suisse à la fin du XIXe siècle. C’est dans ce contexte que le chemin de fer Monte Generoso a été inauguré en 1890. Toutefois, il n’aurait jamais pu traverser les époques sans le soutien d’un célèbre mécène.
Depuis la station inférieure de Capolago, le petit train se fraye lentement un chemin vers le Monte Generoso. Sur la droite, le lac de Lugano scintille en contrebas, tandis que les maisons colorées rétrécissent à vue d’œil. Le bruit assourdissant coupe court à toute tentative de discussion. Mais peu importe, tant la vue est à couper le souffle et se passe de mots.
Gravir des montagnes en locomotive à vapeur, telle était la vision des pionniers au XIXe siècle. La Suisse a joué un rôle de premier plan à cet égard avec la mise en service de la première remontée mécanique d’Europe en 1871, le chemin de fer du Rigi. Ce réseau à voie normale, avec un écartement de 1435 mm (seul écartement possible pour se voir octroyer une concession), reposait sur le système mécanique inventé par l’ingénieur suisse Niklaus Riggenbach (1817-1899) et breveté en 1863. Le chemin de fer du Rigi a inspiré de nombreux projets dans toute la Suisse, qui a dès lors connu un véritable boom dans la construction des remontées mécaniques. Pas moins de 51 ouvrages virent le jour jusqu’en 1913, parmi lesquels le chemin de fer de la Jungfrau. Conçu par Adolf Guyer-Zeller (1839-1899), entrepreneur et ingénieur de l’Oberland zurichois, il fut inauguré en plusieurs étapes entre 1898 et 1912. Ce fut une première période florissante pour le secteur du tourisme, qui comptait alors 80 000 employés.
De nos jours, il ne reste plus que 30 chemins de fer exclusivement à crémaillère dans le monde entier – 17 d’entre eux se trouvent en Suisse et la ligne ferroviaire du Monte Generoso en fait partie!
Un hôtel à mi-montagne
La ligne sur le Monte Generoso, qui culmine à 1701 mètres d’altitude, est également le fruit de cette activité florissante. Carlo Pasta, un médecin local, fit construire l’hôtel Monte Generoso Bellavista à mi-hauteur de la montagne dès 1870. Situé à proximité de l’actuelle station intermédiaire, l’établissement n’était accessible qu’à pied. Mais Carlo Pasta nourrissait de plus vastes ambitions et déposa en 1874 une demande de concession pour une ligne ferroviaire afin d’acheminer les clients depuis Mendrisio, sur le lac de Lugano, jusqu’à l’hôtel. Toutefois, le projet ne vit pas le jour en raison de coûts trop élevés.
La seconde tentative fut un succès: en 1886, le Conseil fédéral octroya la concession d’exploitation. Les travaux de construction démarrèrent sous la conduite de l’ingénieur Roman Abt (1850-1933). Inaugurée le 4 juin 1890, la ligne ferroviaire était intégralement made in Switzerland. Les six locomotives à vapeur à crémaillère provenaient des usines de la société suisse de locomotives et de machines à Winterthour et les voitures de la SIG à Neuhausen (SH). Avant l’électrification de la ligne en 1982, les locomotives fonctionnaient au charbon, puis au diesel.
La ligne ferroviaire, à simple voie, s’étend sur 8,9 kilomètres. À la différence du chemin de fer du Rigi, c’est une ligne à voie étroite avec un écartement de 800 mm. Elle repose sur le système à crémaillère inventé par Roman Abt, un contemporain et concurrent de Niklaus Riggenbach, et peut franchir des déclivités allant jusqu’à 22 %. Le Pilatusbahn, inauguré en 1899, était capable de franchir des pentes de 48 %, soit une déclivité deux fois plus importante.
La ligne connut ses heures de gloire: la reine Marguerite de Savoie et le prince héritier et futur roi d’Italie, Victor-Emmanuel III, comptèrent parmi ses illustres voyageurs à ses débuts. Seule ombre au tableau, les difficultés financières et ce dès le départ, avec des résultats largement en deçà des attentes. Cette situation était due d’une part à la situation géographique du Monte Generoso, loin du cœur de la Suisse et, d’autre part, à la Première Guerre mondiale, qui sonna le glas de la compagnie. En 1914, elle fut contrainte de déposer le bilan, avant d’être rachetée deux ans plus tard et recapitalisée en 1921.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire se répéta et l’on envisagea même de démonter les rails pour les vendre comme matière première. Gottlieb Duttweiler, le fondateur de Migros, informé du projet, décida de racheter la compagnie en 1941. Cette opération s’inscrivait dans sa stratégie d’entreprise et contribua à redorer l’image de la Migros. Dutti baissa les tarifs, permettant ainsi aux familles de se rendre dans le Tessin à moindres frais pendant la guerre. La première lessive Migros baptisée «Generoso» et le gâteau triangulaire «Monte Generoso» firent leur apparition dans les magasins Migros.
La Fédération des coopératives Migros est l’actuelle propriétaire du chemin de fer. Non seulement elle comble le déficit annuel pour un montant inconnu, mais elle se porte également garante pour les investissements dans la voie et le matériel roulant, grâce au Pour-cent culturel Migros. En dépit de ce généreux soutien, la compagnie a connu un revers sévère en 2010: suite à un affaissement du soubassement rocheux, l’hôtel Veta construit en 1970 a dû fermer ses portes. L’architecte tessinois Mario Botta, qui réside à quelques kilomètres seulement de la station inférieure, a accepté de prendre les rênes du nouveau projet et construit le complexe Fiore di Pietra. Inauguré en 2017, celui-ci est devenu un symbole architectural de renommée internationale.