
Pendant longtemps, les femmes suisses n’étaient pas des Suisses
Tous les Suisses sont égaux devant la loi, n'est-ce pas ? En théorie, oui, mais en pratique, cela n'a pas été le cas pendant longtemps. Le chemin qui y mène passe par de nombreuses salles d'audience.
Emilie Kempin-Spyri n’accepte pas le verdict. C’est pourquoi elle dépose un recours auprès du Tribunal fédéral, l’autorité judiciaire suprême de la Confédération, demandant ni plus ni moins que la pleine égalité entre femmes et hommes. Elle s’appuie pour cela sur la Constitution fédérale, en vertu de laquelle « tous les Suisses sont égaux devant la loi ». Dans son argumentation, cette pionnière de la cause féminine précise que le terme « Suisses » s’applique bien sûr aussi aux femmes, comme c’est le cas dans de nombreuses dispositions constitutionnelles. Cependant le Tribunal fédéral rejette sa demande qu’il qualifie d’« aussi novatrice qu’hardie », indiquant qu’une telle exigence allait à l’encontre de toutes les règles, quelle que soit leur interprétation historique, ce qui rendait toute autre explication superflue. Mais l’initiative d’Emilie Kempin-Spyri marque tout de même l’histoire du droit dans la mesure où elle initie le processus visant à instaurer l’égalité des sexes en Suisse.
Emilie Kempin-Spyri aplanit aussi les obstacles en vue d’autres initiatives du même genre. 36 ans plus tard, en 1923, une certaine Mademoiselle Dora Roeder s’adresse au Tribunal fédéral pour pouvoir exercer le métier d’avocate dans le canton de Fribourg. Elle obtient gain de cause. À cette époque, Fribourg est le dernier canton refusant encore l’accès des femmes à cette profession. Tous les autres ont déjà adapté leur législation.
Les Suissesses ne sont pas des « Suisses »
La même année que Dora Roeder, Léonard Jenni adresse un recours de droit public au Tribunal fédéral. Bien que ce soient le plus souvent les femmes elles-mêmes qui embrassent cette cause civique, elles sont parfois soutenues par des hommes, notamment par Léonard Jenni, qui représente un groupe de 26 activistes bernoises plaidant pour le droit de vote des femmes et exigeant leur inscription au registre électoral de la ville. Lorsque le gouvernement du canton rejette sa requête, Jenni s’adresse au Tribunal fédéral pour lui demander d’étendre aux femmes le terme « Suisses » de l’article de la Constitution fédérale qui régissait les questions de droit de vote dans les affaires fédérales. Son argumentation rejoint celle d’Emilie Kempin-Spyri, mais le Tribunal fédéral déboute l’avocat, s’appuyant sur le droit coutumier qui a jusqu’ici exclu les femmes de l’égalité des droits politiques. Pour modifier ce droit, il ne faudrait, selon l’instance suprême, pas seulement réinterpréter les articles de loi en vigueur mais réviser la Constitution.
Il faudra attendre des années, plus précisément 1971, avant que les Suissesses n’obtiennent enfin le droit de vote et d’éligibilité sur le plan fédéral suite à une votation populaire. Et dix ans de plus pour que l’égalité entre hommes et femmes soit ancrée dans la Constitution fédérale. L’introduction du droit de vote des femmes va donner un nouvel élan à la lutte en faveur de l’égalité des sexes. Une dynamique qui conduit les juges de Lausanne à rendre un arrêt étonnant : en 1977, une enseignante neuchâteloise demande à être rémunérée à même hauteur que son collègue masculin. Le Tribunal fédéral lui donne raison, inscrivant pour la première fois l’égalité salariale entre femmes et hommes dans les contrats de travail publics.
Revirement tardif
Les exemples précédents montrent clairement que le Tribunal fédéral joue un rôle ambivalent dans le processus vers l’égalité des sexes. Il bloque d’un côté toute avancée en invoquant l’argument – en cohérence avec la politique de l’État – que l’on respecte la séparation des pouvoirs et que l’on ne peut pas préjuger de la volonté du législateur et donc de la volonté politique du peuple suisse. Aujourd’hui encore, alors que ce ne sont plus les aspects juridiques mais l’égalité effective entre femmes et hommes qui est au centre des préoccupations, il pratique une jurisprudence plutôt réservée et très formaliste, une attitude critiquée par une partie des professeurs de droit.


