Machine à calculer de poche: une Curta de type II, fabriquée à partir de 1953.
Machine à calculer de poche: une Curta de type II, fabriquée à partir de 1953. Wikimedia / Musée national de l’informatique, Bletchley Park

La boîte à chiffres: compter sur la «Curta»

«Un auxiliaire résistant, capable d’effectuer rapidement les quatre opérations arithmétiques, à mettre dans sa poche»: telle était la promesse de la brochure de vente de la plus petite machine à calculer mécanique du monde, made in Liechtenstein.

Thomas Weibel

Thomas Weibel

Thomas Weibel est journaliste et professeur d’ingénierie médiatique à la Haute école spécialisée des Grisons ainsi qu’à la Haute école des arts de Berne.

Prologue: Christophe Clément, mécanicien de précision de formation, était particulièrement attiré par les machines à calculer mécaniques. Lorsqu’en 1987, il intégra l’École d’ingénierie de Fribourg, il tenta de retrouver les traces des machines à calculer extrêmement compactes qui, savait-il, avaient été prêtées aux étudiants jusque dans les années 1970 moyennant 20 francs par an – mais en vain. Les calculatrices électroniques de poche avaient alors triomphé et fait tomber dans l’oubli les «Curta», les plus petites machines à calculer mécaniques de l’histoire.
Le mécanicien de précision Curt Herzstark (1902 - 1988) était le fils de l’entrepreneur juif autrichien Samuel Jacob Herzstark, fondateur en 1905 de la première usine de machines à calculer d’Autriche «Austria». Dès son plus jeune âge, le petit Curt bricolait dans l’atelier paternel et accompagnait son père dans des salons internationaux d’équipement de bureau. C’est dans l’usine «Austria» que le jeune Herzstark fit un apprentissage de mécanicien d’outils et de précision, devint ingénieur et rêva de développer une machine à calculer si compacte qu’on pourrait la mettre dans sa poche. Il n’entendait pas miniaturiser des appareils déjà existants, mais construire une petite calculatrice de toutes pièces. «Une règle à calcul n’aurait eu aucun sens», expliqua Herzstark en 1987 dans une interview: «On ne peut pas l’utiliser pour les additions et les soustractions, et qui plus est, le tracé ne permet d’obtenir que des valeurs approximatives (…). Or moi, je voulais un calcul précis.»
Plus grande que la «Curta» et conçue pour une seule opération, la machine à addition «CONTO», de fabrication suisse, vers 1935.
Plus grande que la «Curta» et conçue pour une seule opération, la machine à addition «CONTO», de fabrication suisse, vers 1935. Musée national suisse
Curt Herzstark à l’âge de 8 ans sur une Austria de modèle III, lors de l’exposition internationale du bureau moderne de Vienne en 1910.
Curt Herzstark à l’âge de 8 ans sur une Austria de modèle III, lors de l’exposition internationale du bureau moderne de Vienne en 1910. Wikimedia
Son rêve prit forme en 1939. Sa machine, qui ressemble à une petite boîte de conserve, se compose d’un corps cylindrique maniable de 230 g, de diamètre de seulement 5,3 cm pour 8,5 cm de hauteur. Pour effectuer une opération, il faut actionner une série de curseurs situés sur le côté puis faire tourner, tout en douceur, la manivelle sur le dessus. La machine maîtrise les quatre opérations arithmétiques de base à onze, et plus tard à quinze chiffres, et permet même de calculer des règles de trois et des racines carrées. Herzstark déposa ses premiers brevets avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Mais la politique mondiale vint contrecarrer ses calculs. En juillet 1943, Curt Herzstark fut arrêté comme «demi-juif» et, après plusieurs séjours en prison à Vienne, Linz et Budweis, il fut envoyé dans le camp de concentration de Buchenwald. D’abord travailleur forcé dans le jardin du camp, il tomba gravement malade. «C’était vraiment terrible», dira plus tard Herzstark, «l’état dans lequel je suis ressorti de Buchenwald. J’étais moralement détruit». Toutefois, les surveillants ne tardèrent pas à remarquer ses talents de mécanicien de précision et il fut transféré dans l’usine Wilhelm Gustloff, une entreprise de mécanique de précision de la SS. Herzstark y devint chef du département des pièces de précision comme celles utilisées pour le missile allemand V2.
Portail d’entrée du camp de concentration de Buchenwald.
Portail d’entrée du camp de concentration de Buchenwald. Wikimedia / Andreas Trepte
Pendant son temps libre, le dimanche matin et tard le soir, il dessinait les plans de construction de sa machine à calculer, qu’il baptisa provisoirement «Herzstark Liliput». Le commandant du camp espérait pouvoir un jour en remettre un exemplaire à Adolf Hitler en personne. En tant que chef de département, Herzstark sauva la vie de nombreux codétenus en les employant dans son atelier. Sa position spéciale lui permettait en effet de recevoir des colis de nourriture et de protéger d’autres détenus du camp de concentration en les faisant travailler dans l’usine. Après la guerre, il fut décoré de l’ordre de la Fraternité luxembourgeoise pour avoir sauvé une ouvrière luxembourgeoise.
Curta de type II, construite à partir de 1953.
Curta de type II, construite à partir de 1953. Musée national suisse
Après sa libération par les troupes de la 3e Armée américaine en avril 1945 et la remise de la Thuringe aux troupes d’occupation soviétiques, Herzstark s’enfuit à Vienne avec les plans de sa mini-calculatrice et y chercha des partenaires commerciaux pour l’aider, espérait-il, à produire son nouvel appareil en série - sans succès. Sa correspondance avec des fabricants de machines de précision américains et suisses n’aboutit pas non plus. C’est dans la principauté du Liechtenstein qu’il finit par trouver un mentor en la personne du prince François-Joseph II: «On m’a informé que le prince du Liechtenstein voulait développer l’industrie, qu’il cherchait des spécialistes et que des recherches approfondies avaient conclu que j’étais l’homme de la situation», confiera plus tard Herzstark au procès-verbal. Restait le problème du nom. Les vendeurs trouvaient «Liliput» trop exotique, et la réunion tourna à la foire d’empoigne, jusqu’à ce que la secrétaire prenne finalement la parole: «Messieurs, je ne comprends pas cette dispute. L’inventeur s’appelle Curt, et sa machine, c’est comme sa fille. Pourquoi ne pas tout simplement l’appeler «Curta»? C’est ainsi que le nom de la marque vit le jour.
Mode d’emploi de la «Curta».
Mode d’emploi de la «Curta». curta.li
Instructions de démontage extraites du manuel d’entretien de la «Curta».
Instructions de démontage extraites du manuel d’entretien de la «Curta». curta.li
La société Contina AG fut fondée en 1946 à Mauren, au Liechtenstein. De 1948 à 1970, elle produisit au total environ 140 000 exemplaires de la calculatrice nommée d’après son concepteur. Malgré son prix exorbitant de 425 marks allemands en 1965 (équivalent actuel de 1000 francs suisses environ), la «Curta» connut un grand succès. Mais dans les années 1970, la calculatrice électronique de poche balaya tout sur son passage et relégua peu à peu la «Curta» mécanique dans l’oubli. Épilogue: En 1987, à l’École d’ingénieurs de Fribourg, plus personne ne savait où étaient passées les petites calculatrices mécaniques. L’étudiant Christophe Clément persévéra et une secrétaire finit par ouvrir un tiroir oublié depuis longtemps, dans lequel se trouvait une douzaine d’appareils ressemblant à des moulins à café. Le directeur, qui avait lui-même longtemps cherché les «Curta» disparues, était fou de joie. Pour remercier celui qui les avait trouvées, il lui proposa de lui en céder une pour un montant symbolique de 50 francs. Aujourd’hui, Clément est l’heureux propriétaire de toute une collection de machines à calculer mécaniques. Sa pièce maîtresse: une «Curta» en parfait état de marche, une de ces merveilles de mécanique de précision de l’inventeur Curt Herzstark.
Conseil: Au Musée des ordinateurs et de la technique ENTER à Soleure, on peut découvrir des modèles de «Curta» originaux, mais aussi tester son fonctionnement sur un modèle de démonstration en bois.
Fonctionnement de la «Curta» (en anglais). YouTube

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