Bruno Manser, activiste de la première heure et défenseur désintéressé de la forêt tropicale.
Bruno Manser, activiste de la première heure et défenseur désintéressé de la forêt tropicale. Photo: Erik Pauser / Bruno Manser Fonds

Le défenseur de la forêt tropicale

Bruno Manser fut l’un des premiers activistes écologistes, à l’origine de manifestations spectaculaires contre la destruction de la forêt tropicale. Ses actions lui valurent l’admiration de certains, mais aussi des ennuis avec les autorités.

Pascale Meyer

Pascale Meyer

Historienne et conservatrice au Musée national suisse

Lorsqu’en mars 1983, Bruno Manser et ses partisans entreprennent de tricoter sur la Place fédérale sept pullovers pour les conseillers fédéraux, les milieux écologistes et de gauche les considèrent avec amusement. Il faut dire que si ce genre d’actions n’est déjà pas inédit à l’époque, on est encore loin des mouvements d’Extinction Rebellion ou des Fridays for future. Greenpeace est alors la seule à oser des actions symboliques et médiatiquement efficaces. La protection de la nature et de l’environnement ne figure pas dans les priorités politiques des partis siégeant au Conseil fédéral. Et le voilà, installé devant le Palais fédéral à tricoter des pullovers et à faire une grève de la faim pour obtenir l’arrêt des importations de bois exotique malais. Pourquoi s’est-il entiché précisément de la forêt tropicale du Sarawak à Bornéo? Ne peut-il pas s’intéresser plutôt à une forêt de sa région, ou à une île plus petite?
Reportage télévisé sur l’action tricot de Bruno Manser devant le Palais fédéral. RTS
Bruno Manser grandit à Bâle dans un milieu modeste. Après la maturité, il passe plusieurs années sur l’alpage, où il mène une vie simple et austère, à contre-courant de la frénésie consommatrice et des séductions de la société d’abondance. Il vit en ermite, fabrique tous ses outils et à force, s’endurcit. À la mort de son chien, il décide enfin de partir en Asie de l’Est. Manser est fasciné par les Penan de Sarawak. Il s’émerveille de leur nomadisme, lui qui recherche l’essence profonde de l’humanité, une vie simple respectueuse de la nature et des êtres humains. Il veut les aider à échapper au destin des peuples autochtones américains. En 1984, il se rend pour la première fois au Sarawak. Il est alors confronté à la dure réalité: l’industrie du bois malaise détruit les forêts et privent les Penan de leurs moyens de subsistance. Bruno Manser voue dès lors son existence à lutter contre la déforestation et à défendre les Penan. Ses méthodes sont nouvelles pour l’époque: il se fait activiste professionnel. Les médias suisses lui accordent bien un peu d’attention, mais eux comme les partis politiques se montrent d’un soutien plutôt tiède. «Il va un peu loin», jugent ses contemporains.
Bruno Manser au côté du chef Penan Along Sega, 1999.
Bruno Manser au côté du chef Penan Along Sega, 1999. Photo: Erik Pauser / Bruno Manser Fonds
En 1996, à l’occasion de l’action «Fünf vor zwölf» organisée au Petit Cervin, il effectue une descente vertigineuse sur le câble du téléphérique. RTL le filme, mais la presse suisse le boude. L’initiative n’a droit qu’à quelques lignes dans le Walliser Boten. Médiatiquement parlant, c’est un fiasco. De la même façon, le projet de film que la Warner Brothers veut consacrer à la vie de Bruno Manser passe complètement sous les radars en Suisse. L’activiste finira par décliner cette proposition, non sans garder l’avance qui lui a déjà été versée – pour son combat. Le premier grand film de fiction ayant le Bâlois pour sujet ne sortira au cinéma qu’en 2019, de nombreuses années après sa mort.  
L’action aérienne de Bruno Manser, bien que spectaculaire, a été largement ignorée en Suisse.
L’action aérienne de Bruno Manser, bien que spectaculaire, a été largement ignorée en Suisse. Bruno Manser Fonds
Mais comment expliquer que Bruno Manser ne soit pas devenu de son vivant une figure de proue de la lutte contre la destruction de l’environnement et la déforestation, à l’image d’une Greta Thunberg aujourd’hui? Radicale et courageuse, la forme que prenait ses actions donnait aussi du grain à moudre aux médias: il a escaladé la cathédrale de Bruxelles comme le Palais fédéral de Berne, déployant des banderoles porteuses d’avertissements terribles. Lorsqu’en 2000, Klaus Schwab néglige de l’inviter au Forum Économique Mondial, il s’élance en deltaplane du Jakobshorn de Davos pour déployer une banderole sur laquelle on peut lire «Save the Rainforest». La police l’arrête aussitôt. Manser n’avait pas peur de se montrer, il était éloquent et se donnait corps et âme à sa cause. Pourquoi n’a-t-il pas eu plus d’écho? Pourquoi n’était-il pas pris au sérieux? Était-il trop en avance sur son temps?
En 1993, Bruno Manser escalade l’hôtel de ville de Bruxelles lors d’une action de protestation.
En 1993, Bruno Manser escalade l’hôtel de ville de Bruxelles lors d’une action de protestation. Bruno Manser Fonds
Lorsqu’il débute son combat, le mouvement écologiste a déjà connu sa première vague, la lutte contre les nouvelles centrales nucléaires a été gagnée, les cours d’eau retrouvent leur pureté, et la mort annoncée des forêts, quoique bien connue en 1983, est un dossier plus ou moins classé. Certes, le réchauffement climatique est un fait connu depuis longtemps et scientifiquement établi, mais on ne parle pas encore de ses conséquences destructrices pour notre planète. Les élèves des écoles ne font pas encore grève, le GIEC ne publie encore aucun rapport (le premier ne paraîtra qu’en 1990). Bien sûr, en 1972, le Club de Rome a formulé une mise en garde explicite sur la croissance démographique et la disponibilité limitée des ressources, mais les écolos de la première heure sont à cette époque encore tout préoccupés d’eux-mêmes. C’est dans ce contexte des décennies 80/90 que Bruno Manser surgit pour parler d’un pays si lointain qu’il faut s’y reprendre à deux fois pour le localiser sur le globe. Une énormité qui n’a de prime abord aucun rapport avec la Suisse. Pense-t-on. Seule Ruth Dreifuss, alors conseillère fédérale de fraîche date, fait preuve d’une lucidité remarquable en s’asseyant à côté de Bruno Manser pour tricoter quelques mailles avec lui. Qui parmi ses collègues en aurait fait autant?

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