Le parc national au Val Trupchun, septembre 2019.
Le parc national au Val Trupchun, septembre 2019. Wikimedia / Agnes Monkelbaan

La création du parc national suisse

Il y a environ 120 ans, la faune et la flore suisse est très endommagée. Deux naturalistes bâlois prennent l’initiative de mener à bien leur idée de recréer un paysage primitif intact. En 1914, le premier parc national d’Europe centrale est ainsi créé dans le Val Cluozza.

Pascale Meyer

Pascale Meyer

Historienne et conservatrice au Musée national suisse

La présence de blocs erratiques, des rochers surdimensionnés considérés comme des témoins de la formation de l’arc alpin, a largement contribué à la création d’un parc national. Au début du XXe siècle, ces roches sont menacées de destruction, car elles bloquent des projets de construction importants. Un spécimen particulièrement imposant, la Pierre des Marmettes à Monthey, est sur le point d’être exploité lorsque la Société helvétique des sciences naturelles appelle à une action de sauvetage. En réaction, elle crée une commission qui fait évoluer de manière décisive non seulement la protection de la nature, mais aussi l’idée de parc national.
La Pierre des Marmettes à Monthey, 1930.
La Pierre des Marmettes à Monthey, 1930. ETH Library / Photographe: Leo Wehrli, colorisé par Margrit Wehrli-Frey
Le moment est venu, car la forêt et la nature dans sa globalité sont surexploitées, défrichées et en mauvais état (comme dans le reste de l’Europe). On constate une déforestation sur de grandes surfaces, une éradication du gibier et une décimation massive des feuillus. La forêt ne peut plus résister à la pression exercée par la forte croissance de la population suite à l’industrialisation. Les projets de modernisation tels que la canalisation et la rectification du cours des rivières, l’extension du réseau routier et surtout le déboisement des forêts de montagne repoussent les animaux et les plantes. Le dernier lynx est aperçu en 1876, alors que les bouquetins ont disparu depuis longtemps et que même le loup n’est plus présent qu’en tant que frontalier.
En 1924, un glissement de terrain détruit une partie du village de Someo situé dans le Val Maggia. Les glissements de terrain, qui sont fréquents dans le Tessin, résultent du déboisement de grandes étendues de forêts de protection, qui a été réalisé au XIXe siècle pour le commerce du bois.
En 1924, un glissement de terrain détruit une partie du village de Someo situé dans le Val Maggia. Les glissements de terrain, qui sont fréquents dans le Tessin, résultent du déboisement de grandes étendues de forêts de protection, qui a été réalisé au XIXe siècle pour le commerce du bois. ETH Library / Photographe: Anton Krenn
Dans le même temps, les Alpes deviennent l’emblème de la Suisse et l’incarnation de l’amour de la patrie. La glorification des Alpes fait partie de la stratégie touristique. Les vacances à la montagne sont de plus en plus populaires auprès des visiteurs étrangers, été comme hiver. Et ce paysage, qui rend la Suisse si attrayante, doit être protégé. Le mouvement de protection de la nature est alors déjà en plein essor au niveau international. À cette époque, des associations se forment en Europe, en Amérique du Nord et dans les territoires coloniaux européens, avec pour objectif de préserver la nature. Tout démarre en 1872 avec la création du parc de Yellowstone qui, en tant que «recreation area», doit rendre accessibles au public les merveilles de la nature, les geysers et les chutes d’eau.
Yellowstone est le premier parc national du monde. Illustration de 1904.
Yellowstone est le premier parc national du monde. Illustration de 1904. Collection de cartes de David Rumsey
Le mouvement écologiste de la première heure s’étend alors à la Suisse, où les dégâts sont évidents, notamment en Basse-Engadine, d’où est originaire Steivan Brunies (1877-1953). Le botaniste, qui a travaillé comme professeur de lycée à Bâle, connaît la région comme sa poche. Il s’associe à Paul Sarasin (1856-1929), érudit bâlois qui avait auparavant mené des recherches anthropologiques, géographiques et géologiques dans les régions coloniales de Ceylan et des Célèbes avec son cousin Fritz Sarasin, pour explorer la région du Val Cluozza afin d’y mettre en œuvre leur idée de recréer un paysage primitif intact. Ils veulent mettre un terme à la menace et à la destruction progressive de la civilisation et «restaurer la nature alpine originelle». Ils trouvent un grand nombre de partisans dans les cercles urbains de la grande bourgeoisie. En revanche, l’idée suscite nettement moins d’enthousiasme auprès de la population essentiellement paysanne de la région, qui craint pour ses pâturages et ses zones minières.
Portrait de Steivan Brunies, vers 1930.
Portrait de Steivan Brunies, vers 1930. Bibliothèque universitaire de Bâle
Portrait de Paul Sarasin, vers 1920.
Portrait de Paul Sarasin, vers 1920. Bibliothèque universitaire de Bâle
En 1906, Paul Sarasin devient le premier président de la nouvelle commission de protection de la nature, la Ligue suisse pour la protection de la nature, qui, pour financer les fermages, verse un franc des cotisations de ses membres au parc national. P. Sarasin, de retour en Suisse depuis 1896, ne s’engage pas seulement pour le parc national, mais aussi pour une protection globale de la nature. Selon lui, les hommes détruisent le paradis naturel terrestre. Bien qu’il ait lui-même profité des structures coloniales et participé à la recherche raciale, il affirme que «l’homme blanc est la ruine de la création et le destructeur du paradis sur Terre». Sa nostalgie du primitif et d’un état paradisiaque est cependant de nature romantique. Dans le même temps, il est aussi un habitus colonial: bien qu’il critique le colonialisme, il attribue paradoxalement à l’homme blanc le rôle de veiller sur le «paradis naturel» et de le protéger. C’est ainsi que Sarasin fonde la Fédération internationale pour la protection de la nature, qui se réunit pour la première fois à Berne en 1913, sous le patronage du Conseil fédéral. L’éclatement de la Première Guerre mondiale stoppe brusquement ces efforts, mais pas ceux concernant le parc national, qui bénéficie d’un large soutien.
Le guide illustré de 1942 devait être «notre invité lors des longues soirées d’hiver teintées de nostalgie de la randonnée» et transmettre aux Suisses de l’époque l’amour de la nature.
Le guide illustré de 1942 devait être «notre invité lors des longues soirées d’hiver teintées de nostalgie de la randonnée» et transmettre aux Suisses de l’époque l’amour de la nature. Musée national suisse
En 1913, une commission parlementaire visite la région du Val Cluozza et s’engage ensuite avec beaucoup d’enthousiasme en faveur du parc national au sein de la Berne fédérale. Seuls les sociaux-démocrates émettent des réticences face au projet et son financement: les problèmes sociaux sont trop importants et trop urgents. Ils essuient toutefois une défaire au Conseil et plus rien ne s’oppose à la création d’un parc national suisse. Le 1er août 1914, le premier parc national d’Europe centrale est solennellement inauguré. et devient alors une zone naturelle et sauvage, soustraite à l’influence humaine et dans laquelle la flore et la faune peuvent se développer à long terme.
Carte du parc national vers 1927.
Carte du parc national aujourd’hui.
Carte du parc national vers 1927 et aujourd’hui. ETH Library / Swisstopo
L’écosystème est surveillé de près, car l’une des missions principales du parc est la recherche - et même si l’on constate que la biodiversité et le nombre d’ongulés ont augmenté, 100 ans est une période trop courte pour effacer les traces de l’activité humaine. Le parc est de plus en plus populaire: aujourd’hui, plus de 120'000 visiteurs viennent chaque année pour randonner et observer les animaux. Comme il est interdit de quitter les sentiers, les animaux se sont habitués aux humains et, avec un peu de chance, il est même possible d’apercevoir un bouquetin. Cela n’a rien d’une évidence, car ce n’est qu’en 1921 que cette espèce a été réintroduite sur les chemins sinueux du parc.

Autres articles