
Une serveuse mythique
Durant la Première Guerre mondiale, Gilberte Montavon, à Courgenay, fut le rayon de soleil qui illuminait le quotidien morose des soldats alémaniques stationnés à la frontière.
En Suisse, l’allégorie officielle s’appelle Helvetia, une guerrière armée d’une lance et d’un bouclier, drapée d’une toge romaine couvrant presque intégralement son corps. Mais une autre, officieuse, est venue la rejoindre durant la Première Guerre mondiale. Il s’agit de Gilberte Montavon, une jeune serveuse du village jurassien de Courgenay et appréciée des soldats pour ses boissons, mais aussi pour sa bonne humeur et sa présence réconfortante. Et qui ne portait que des robes à col montant.
Gilberte est restée dans les mémoires au travers d’un film et d’une chanson qui portent son nom. Mais le souvenir de la cohésion identitaire qu’ont suscité la femme durant la Première Guerre mondiale et le personnage de film durant la Seconde, s’est, lui, estompé.
En 1914, lorsque la Première Guerre mondiale éclata, l’Ajoie partageait une frontière non seulement avec la France, mais aussi, via l’Alsace alors allemande, avec l’Empire allemand. Cette vulnérabilité motiva l’envoi dans l’Ajoie de nombreuses troupes, chargées de protéger la frontière entre les deux belligérants. Le nom allemand de cette région, «Pruntruter Zipfel» («la pointe de Porrentruy») , lui va d'ailleurs comme un gant, car elle a la forme d’une protubérance prolongeant considérablement la frontière. Les soldats qui arrivaient dans cette zone étrangère à la plupart d’entre eux venaient principalement de Suisse alémanique.
Gilberte, qui avait 18 ans en 1914, était chargée du service en salle. Elle avait en effet passé un an en Suisse allemande, à Zurich (l’équivalent de l’ancienne année d’échange des jeunes filles alémaniques), ce qui lui permettait de s’entretenir en dialecte avec les soldats originaires de l’autre côte du «Röstigraben», ces derniers ne maîtrisant dans le meilleur des cas, qu’un «français fédéral» acquis à l’école en cours de français. Gilberte sut également tisser des liens d’amitié grâce à sa mémoire phénoménale des noms qui la rendait capable de saluer les soldats par leur nom même s’ils n’étaient venus qu’une fois.
Mais ce fut aussi le contexte historique sombre qui contribua à faire de Gilberte la figure lumineuse passée à la postérité. Il faut se représenter ce que vivaient ces hommes qui restaient bien souvent des mois entiers loin de chez eux, séparés de leurs femmes et de leurs enfants que leur absence privait d’un soutien important. L’allocation de perte de gains n’existait pas encore, le service rendu à la mère patrie ne valait aux soldats qu’une maigre solde. Leur nourriture était frugale, leur matelas une couche de paille. Leur quotidien était rythmé par la discipline militaire et l’entraînement dispensé par les officiers. Nul ne se préoccupait de leur état émotionnel. Sans oublier que la guerre pouvait à n’importe quel moment toucher la Suisse, une perspective suscitant une peur oppressante qu’on aurait tort de sous-estimer. Après tout, seule une dizaine de kilomètres sépare Courgenay de la frontière.
Le morceau parvint aux oreilles de Hanns In der Gand, engagé comme «interprète de chansons populaires» par l’armée. Il fit connaître la chanson à partir de 1917, faisant de Gilberte une célébrité nationale par la même occasion. Et c’est avec la diffusion de ce chant que l’histoire commence à se romancer. Hanns In der Gand, fils d’un Polonais et d’une Allemande, s’appelait en réalité Ladislaus Krupski. Le pseudonyme d’In der Gand, avec ses consonances uranaises, était censé simplifier son travail de collecteur de chansons populaires en lui ouvrant plus facilement les portes des autochtones. Aujourd’hui encore, Krupski est souvent présenté à tort comme l’auteur de la chanson.
Parmi toutes les pommes de discorde, citons l’affaire dite des colonels, en 1915: deux officiers alémaniques haut gradés fournissaient aux attachés militaires allemands et austro-hongrois les bulletins journaliers de l’État-major général (dont ils étaient tous deux colonels) et autres documents ultra-secrets. Lorsque ces agissements furent révélés, le général de l’époque, Ulrich Wille, se contenta de sanctionner les coupables de 20 jours d’arrêt, avant qu’ils soient démis de leurs fonctions par le Conseil fédéral. Une punition bien légère pour un crime de haute trahison, en particulier en temps de guerre où la peine de mort était fréquemment prononcée. Cette indulgence suscita une tempête d’indignation du côté romand.
Heureusement, la charmante serveuse de Courgenay était là pour maintenir la cohésion du pays de façon aussi mythique que musicale...
Cet article a été initialement publié en allemand dans le Bieler Tagblatt du 10 juillet 2020, sous le titre Wie eine Kellnerin zum Mythos wurde.
Découvrez ici comment le mythe a perduré durant la Seconde Guerre mondiale.
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