Ursula Waser est l’une des 600 et quelques victimes qui ont été arrachées à leur famille par l’œuvre d’aide aux enfants «Les Enfants de la grand-route».
Ursula Waser est l’une des 600 et quelques victimes qui ont été arrachées à leur famille par l’œuvre d’aide aux enfants «Les Enfants de la grand-route». Photo: Mario Delfino

Une enfant de la grand-route

Ursula Waser a été transférée de foyer en foyer pendant plus de 18 ans. Privée de contact avec sa mère, elle ne disposait d’aucun libre arbitre. L’histoire d’une enfant de la grand-route...

Andrej Abplanalp

Andrej Abplanalp

Historien et chef de la communication du Musée national suisse.

La vie n’a pas été tendre avec Ursula Waser. Née hors mariage en 1952 à Rüti (ZH), sa mère était une Jéniche, ce qui n’arrangea rien. Il apparut très rapidement que, «pour son propre bien», elle ne pouvait pas grandir au sein de sa famille ni rester avec sa mère. La petite Ursula Kollegger (de son nom de jeune fille) fut enlevée par la police six mois seulement après sa naissance et placée dans un foyer pour enfants. Ce fut le début d’un périple interminable et douloureux dans vingt foyers au total, entrecoupé par quatre courts séjours dans des familles d’accueil. Ce n’est qu’en 1971, après 26 placements dans 8 cantons au total, qu’Ursula Waser a été autorisée à faire ses premiers petits pas vers l’indépendance.
Séparée de sa famille: Ursula avec sa marraine de confirmation, une sœur de l’Œuvre séraphique de charité de Soleure, 1961.
Séparée de sa famille: Ursula avec sa marraine de confirmation, une sœur de l’Œuvre séraphique de charité de Soleure, 1961. Collection privée Ursula Waser
Mais était-ce vraiment la vie qui n’avait pas été clémente avec Ursula Waser et quelque 600 autres enfants jéniches? Ou était-ce plutôt le fait de trois articles du Code civil (CC) de 1912 et d’une œuvre d’aide à l’enfance? Les articles 283 à 285 du CC régissaient l’intervention des autorités dans le cadre du droit de la famille. On pouvait notamment y lire ce qui suit: «L’autorité tutélaire peut retirer aux parents la garde de l’enfant et le placer dans une famille ou un établissement, lorsque son développement physique ou intellectuel est compromis ou lorsque l’enfant est moralement abandonné.» En 1926, la fondation Pro Juventute créa l’œuvre d’entraide «Les Enfants de la grand-route», chargée de retirer les enfants des gens du voyage de leur famille et de les placer dans des foyers ou des familles d’accueil. L’objectif était de les éduquer pour en faire des «membres utiles» de la société. L’Etat et la fondation considéraient que ce n’était pas possible dans l’environnement jéniche. Par conséquent, l’autorité parentale pouvait être retirée en application de la loi civile.
Reportage télévisé sur l’action des Enfants de la grand-route, 1986. RTS
Sous la direction d’Alfred Siegfried, fondateur de l’œuvre d’entraide et membre du secrétariat central de Pro Juventute, cette mesure a été appliquée avec rigueur. L’ancien professeur de lycée justifiait ainsi sa démarche dans une conférence donnée à Zurich en 1943 en ces termes: «Si on veut lutter efficacement contre le vagabondage, il faut dissoudre les liens du peuple itinérant». Dissoudre les liens signifiait arracher les enfants de leur famille, car le Bâlois ne voyait aucune chance «d’amélioration» chez les adultes. Condamné pour abus sexuels sur un élève en 1924, il est aberrant que Siegfried se soit retrouvé à la tête de la «section consacrée aux enfants en âge scolaire» de Pro Juventute à partir de 1927. Son action, notamment contre les familles jéniches, n’aurait toutefois pas été possible sans un large soutien public. Les autorités, Pro Juventute, les associations, les donateurs et donatrices l’ont épaulé et lui ont permis de mener ses activités, même après sa retraite, par exemple, avec la publication de son livre «Les Enfants de la grand-route».
Alfred Siegfried, directeur de l’œuvre «Les Enfants de la grand-route», avec trois petits garçons, 1953.
Alfred Siegfried, directeur de l’œuvre «Les Enfants de la grand-route», avec trois petits garçons, 1953. Keystone / Fotostiftung Schweiz
Siegfried examine les dents d’une fillette jéniche, 1953.
Siegfried examine les dents d’une fillette jéniche, 1953. Keystone / Fotostiftung Schweiz
Pour Ursula Waser, la volonté de Siegfried de briser les familles jéniches signifiait: aucun signe de vie de sa mère, aucun contact avec sa famille. La fillette ne savait pas qu’une interdiction de visite et de contact interdisait aux membres de sa famille de s’approcher d’elle. En revanche, elle savait que ses tentatives de retrouver sa mère avaient des conséquences douloureuses. «Pendant un certain temps, elle a essayé de nous fausser compagnie, et nous nous sommes dit qu’elle avait ça dans le sang, car nous avons dû faire preuve d’une grande sévérité pour que cela cesse», écrivit le foyer pour enfants La Margna de Celerina (GR) à Alfred Siegfried en septembre 1955. Ursula Waser a fini par se résigner: «Je pensais que tout le monde m’avait abandonnée». Si la direction du foyer a également remarqué ce changement d’état d’esprit de l’enfant, elle l’a toutefois interprété différemment, comme le montre un bref rapport adressé à Siegfried en 1957: «De temps à autre, elle a besoin de fermeté, mais en général, elle ne me pose pas plus de problèmes d’éducation que les autres enfants de son âge».

Assistance et contrainte

L’État est toujours intervenu dans la vie des personnes pauvres ou ne correspondant pas à la norme sociale. Jusque dans les années 1980, plusieurs centaines de milliers d’enfants et d’adultes ont fait l’objet de placements forcés ou par décision administrative. Des adoptions, des stérilisations, des avortements sous contrainte et des essais de médicaments ont été réalisés à l’insu des personnes concernées. Les droits fondamentaux ont souvent été bafoués dans ce contexte.
La souffrance continue. Certes, avec les années, Ursula Waser a repris contact avec sa mère, a même vécu par intermittence avec elle, mais il n’était pas question de chaleur familiale. La jeune fille, désormais âgée de 13 ans, fut violée par son oncle et son beau-père. Conséquence: la jeune fille fut rejetée par sa mère et placée en 1966 dans le centre de redressement fermé «Zum Guten Hirten» à Altstätten (SG).
Dossier de Pro Juventute sur Ursula Kollegger.
Dossier de Pro Juventute sur Ursula Kollegger. Collection privée Ursula Waser
Avant qu’Ursula Waser ne puisse enfin prendre sa vie en main en 1971, elle dut mener à bien un apprentissage. C’était la condition pour pouvoir quitter le centre. En cas d’échec, son séjour aurait été prolongé. Aujourd’hui encore, Ursula Waser et des dizaines de milliers de personnes concernées par les mesures de coercition à des fins d’assistance doivent vivre avec le fait que l’État et la société n’ont pas été bienveillants avec elles. Certes, l’étude de ce chapitre peu glorieux de l’histoire de la Suisse a commencé il y a quelque temps déjà, mais de nouveaux cas et de tristes détails continuent d’être révélés. Ursula Waser s’engage sans relâche depuis des décennies pour que le rôle de la justice soit également examiné. Et pour cela, elle ne cesse de ressasser son douloureux passé.

Les visages de la mémoire

La plate-forme multimédia en ligne «Les visages de la mémoire» met l’accent sur celles et ceux qui ont subi des mesures de coercition à des fins d’assistance et des placements extrafamiliaux, ainsi que sur leur environnement familial. Elle rend ainsi accessible numériquement, d’une manière inédite, un pan important de l’histoire de la Suisse. Uschi Waser et 31 autres témoins directement concernés, leurs conjoints et enfants ainsi que des professionnels parlent de leurs expériences de 1947 à aujourd’hui. Ils racontent ce qu’ils ont vécu et désignent les responsables et les causes. Ils mettent en lumière les conséquences qu’ils ressentent toujours. Les témoins racontent également comment ils ont trouvé la force de continuer à vivre malgré tout et comment ils s’en sont sortis. La plate-forme en ligne replace leurs expériences dans le contexte historique et dresse un tableau nuancé des mesures de coercition à des fins d’assistance et des placements extrafamiliaux. Pour «Les visages de la mémoire», les personnes concernées collaborent de manière participative avec des historiennes et des historiens.  

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