Anna Waser et Maria Sibylla Merian comptent parmi les figures majeures de la peinture baroque. Illustration extraite de l’ouvrage de Johann Caspar Füssli Geschichte der besten Künstler in der Schweitz nebst ihren Bildnissen, 1769-1779.
Anna Waser et Maria Sibylla Merian comptent parmi les figures majeures de la peinture baroque. Illustration extraite de l’ouvrage de Johann Caspar Füssli Geschichte der besten Künstler in der Schweitz nebst ihren Bildnissen, 1769-1779. Zentralbibliothek Zürich

Waser et Merian: deux artistes baroques

Pendant la période baroque, de plus en plus de femmes artistes ont commencé à remettre en question les structures sociales de leur époque. Il suffit de jeter un coup d’œil aux biographies d’Anna Waser et de Maria Sibylla Merian pour se rendre compte que les artistes féminines étaient tout à fait en mesure de s'affirmer face à la concurrence masculine.

Michèle Seehafer

Michèle Seehafer

Michèle Seehafer est historienne de l’art et actuellement chercheuse postdoctorale au Rijksmuseum d’Amsterdam et au Nationalhistorisk Museum du Danemark.

Le premier ouvrage d’histoire de l’art en Suisse fut écrit au milieu du XVIIIe siècle. Son auteur, le peintre suisse et historien de l’art Johann Caspar Füssli, y rassembla des informations sur les artistes majeurs du pays. Parmi toutes les figures masculines présentées, seules deux artistes féminines firent l’objet d’un article à part entière: Anna Waser (1678–1714) et Maria Sibylla Merian (1647–1717). Füssli fit part de ses réflexions quant à cette sous-représentation des artistes féminines dans son introduction à la biographie d’Anna Waser, un texte étonnamment critique et, du point de vue contemporain, féministe: «Si la gent féminine avait la possibilité d’exercer et de montrer ses talents et de jouir des avantages de l’éducation tel qu’en jouit la gent masculine, alors nous pourrions citer dans l’histoire de l’art bien plus d’exemples d’artistes féminines admirables que maintenant.» Ce que Füssli, lui-même père de deux filles dotées d’aptitudes artistiques, souligne ici n’est rien moins que la question fondamentale des possibilités d’épanouissement des femmes de son époque. Une situation qui se soldait souvent par la dévalorisation des artistes féminines par rapport à leurs homologues masculins. Car bien que les femmes du baroque aient été des piliers de la société, la reconnaissance et les possibilités de formation leur étaient la plupart du temps refusées. Mais au cours du XVIIe siècle, de plus en plus de talents féminins commencèrent à se libérer de ce schéma social. Elles furent toujours plus nombreuses à être intégrées dans des corporations de peintres ou des cénacles, à être engagées comme artistes de cour ou à accéder à de nouvelles découvertes grâce aux études qu’elles conduisaient.
Autoportrait d'Anna Waser dessiné au crayon d'argent, 1706.
Autoportrait d'Anna Waser dessiné au crayon d'argent, 1706. Musée national suisse

Anna Waser: l’élève de Werner qui devint peintre de cour

Dans ses articles, Johann Caspar Füssli a élevé la Zurichoise Anna Waser au même rang que des artistes féminines de renommée internationale telles que Marietta Robusti et Sofonisba Anguissola d’Italie ou Rachel Ruysch des Pays-Bas, canonisant ainsi Anna Waser dans l’histoire de l’art. Comme c’était souvent le cas à cette époque, c’est le père qui reconnut le talent de sa fille. En plus de lui donner une formation artistique, le père d’Anna lui fit développer ses connaissances en langues étrangères et en mathématiques et exerça sa main à la calligraphie. Son premier cours de peinture lui fut donné par Johann Georg Sulzer, qu’elle représenta dans son premier autoportrait, peint en 1691 à l’âge de 12 ans à peine.
Anna Waser, Autoportrait à l’âge de 12 ans en train de peindre le portrait de son maître Johann Sulzer, 1691.
La jeune peintre affiche un regard confiant, presque fier, à l’adresse de son observateur, tout en représentant l’acte de peindre et ses outils. Anna Waser, Autoportrait à l’âge de 12 ans en train de peindre le portrait de son maître Johann Sulzer, 1691. Kunsthaus Zürich
Anna fut le seul membre féminin connu à avoir intégré l’École de dessin de l’artiste bernois renommé Joseph Werner. Selon Füssli, Anna Waser posa sa candidature avec une reproduction d’une illustration de Flore, la déesse romaine des fleurs, réalisée par Werner lui-même. Quelques années plus tard, il parut évident que l’artiste s’identifiait à cette figure de Flore. En 1697, Anna Waser s’immortalisa avec une représentation toute personnelle de Flore dans le liber amicorum de son cousin, le célèbre médecin et naturaliste zurichois Johann Jakob Scheuchzer. Les cheveux joliment ornés de fleurs et la tête inclinée d’un côté vers le sol, cet autoportrait d’Anna témoigne de son grand talent de dessinatrice et de son sens du détail.
Anna Waser écrivit à propos de ce dessin: «Ce peu de traits sont pour asseurer Monsieur le célèbre Possesseur de ce livre des respects de sa cousine.» Autoportrait d’Anna Waser, 1697.
Anna Waser écrivit à propos de ce dessin: «Ce peu de traits sont pour asseurer Monsieur le célèbre Possesseur de ce livre des respects de sa cousine.» Autoportrait d’Anna Waser, 1697. Zentralbibliothek Zürich
La réputation d’Anna Waser en tant que portraitiste remarquable et peintre de miniatures dépassa les frontières de la Confédération. En 1700, elle entra comme peintre de cour pendant quelque temps au service du comte Wilhelm Moritz von Solms-Braunfels. Elle devint ainsi la seule artiste suisse à occuper une place à la cour pendant la période baroque. De retour à Zurich, elle réalisa quelques paysages commandés par Johann Jakob Scheuchzer, notamment pour illustrer les descriptions de ses voyages dans les Alpes dans l’ouvrage Ouresiphoites Helveticus, sive, itinera per Helvetiae alpinas. Cette publication subventionnée par la Royal Society de Londres compte parmi les œuvres majeures de Scheuchzer. Lors de la parution de l’ouvrage, ce dernier fut très soucieux de faire en sorte que les prestations artistiques de sa jeune cousine soient rétribuées à leur juste valeur. Dans une lettre adressée à Scheuchzer, John Thorpe, qui était responsable de la mise sous presse, l’évoque même en ces termes: «the most Ingenious Madame Anne Waser».
Illustration extraite de l’ouvrage de Johann Jakob Scheuchzer Ouresiphoites Helveticus, sive, itinera per Helvetiae alpinas […], 1723.
Anna Waser fournit une image illusionniste des Alpes suisses. Au milieu d’un paysage de rochers austère et abrupt se détache le pont du Diable. Illustration extraite de l’ouvrage de Johann Jakob Scheuchzer Ouresiphoites Helveticus, sive, itinera per Helvetiae alpinas […], 1723. ETH-Bibliothek Zürich
Anna Waser s’intégra dans le milieu artistique suisse dominé par les hommes et connut des échanges intenses avec des pairs tels que Wilhelm Stettler, Felix Meyer et Johannes Dünz. Parmi son cercle amical se trouvait aussi Maria Clara Eimmart (1676–1707), de Nürnberg, qui fut également formée par son propre père à l’art et à l’astronomie. Maria Clara Eimmart fut rendue célèbre surtout par ses quelque 250 représentations de la lune.
Comme Anna Waser, Johann Jakob Scheuchzer entretenait aussi un contact épistolaire avec Maria Clara Eimmart. Ce dessin d’une demi-lune dans son liber amicorum témoigne du regard scientifique que portait Maria Clara sur la surface de notre satellite, 1695.
Comme Anna Waser, Johann Jakob Scheuchzer entretenait aussi un contact épistolaire avec Maria Clara Eimmart. Ce dessin d’une demi-lune dans son liber amicorum témoigne du regard scientifique que portait Maria Clara sur la surface de notre satellite, 1695. Zentralbibliothek Zürich

Maria Sibylla Merian: l’étude de la nature et de ses métamorphoses

Maria Sibylla Merian, qui se consacra non seulement à la peinture, mais également à l'étude de la nature, est sans doute l’artiste la plus remarquable de l’époque baroque dans son domaine. Son père Matthäus Merian l’Ancien ayant trouvé la mort prématurément, elle fut formée par son beau-père Jacob Marrel à la peinture de fleurs et de natures mortes. Dès son plus jeune âge, elle s’intéressa à l’étude de la nature, nourrissant une fascination particulière pour les insectes. Füssli écrit à ce sujet: «Son œil scrutateur ne pouvait se satisfaire de cette découverte; elle poursuivit et consacra toute son existence à cette partie des sciences naturelles. La noblesse de son cœur l’exhorta à rendre ses recherches profitables à autrui et à les partager avec le reste du monde [...].» Elle consigna les résultats de ses recherches méthodiques sous la forme de croquis qui servirent de base pour l’élaboration de ses ouvrages.
Le miracle des chenilles, Maria Sibylla Merian, 1679.
Les illustrations de Maria Sibylla Merian se distinguaient de celles de ses contemporains parce qu’elles montraient les différents stades de développement des insectes. Le miracle des chenilles, Maria Sibylla Merian, 1679. Goethe Universität Frankfurt
Maria Sibylla Merian observait également les plantes dont se nourrissaient les animaux du Suriname et les reproduisait en détail, 1705.
Maria Sibylla Merian observait également les plantes dont se nourrissaient les animaux du Suriname et les reproduisait en détail, 1705. Universitätsbibliothek Basel
En tant qu’artiste, mais également en tant qu’entomologiste, Anna Sibylla Merian acquit une belle renommée grâce à son ouvrage principal Metamorphosis insectorum Surinamensium, dans lequel elle montrait les insectes dans leur environnement naturel. Afin de le réaliser, elle était partie en 1699 avec sa fille en Amérique du Sud pour se rendre au Suriname, une colonie des Pays-Bas. Ce voyage témoigne de sa part d’une autodétermination de son existence assortie d’une bonne dose de courage. Mieux qu’aucune autre femme de son époque, Anna Sibylla Merian sut se construire un réseau aux multiples ramifications et se faire une place dans un monde d’érudits dominé par les hommes. Dans sa boutique d’Amsterdam, en plus des pigments et des livres, elle se mit à vendre des animaux empaillés rapportés du Suriname pour assurer sa subsistance.

Si le chemin se dessine, les obstacles resteront nombreux encore longtemps

Comme de nombreuses femmes artistes du baroque, ni Anna Waser ni Maria Sibylla Merian ne pourront devenir membres d’une corporation de peintres ou d’une académie. Il faudra attendre environ cinquante ans après leur mort pour qu’une artiste suisse reçoive cet honneur pour la première fois. Angelika Kaufmann (1741–1807), originaire de Coire, compta parmi les membres fondateurs de la Royal Academy of Arts de Londres en 1768, avec la peintre de natures mortes Mary Moser. Elles restèrent toutefois les deux seuls membres féminins pendant près de 200 ans. Il en fut de même en Suisse pendant longtemps. La Société des Peintres et Sculpteurs Suisses n’autorisa pas les femmes parmi ses membres avant 1972. Aujourd’hui, des artistes féminines suisses telles que Pipilotti Rist et Sylvie Fleury occupent le devant de la scène artistique. Il était donc grand temps de ramener les femmes artistes du baroque sous les feux de la rampe.

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