Des empreinte indélébiles comme héritage: l’abbé Christian von Castelberg du monastère de Disentis. Illustration de Marco Heer.
Des empreinte indélébiles comme héritage: l’abbé Christian von Castelberg du monastère de Disentis. Illustration de Marco Heer.

De récit à légende, il n’y a qu’un pas

Lorsqu’un fervent homme de Dieu est capable de quadriller une région de 565 kilomètres carrés en trois enjambées, cela ne fait plus aucun doute: nous sommes bien plongés au cœur d’une légende. Notre récit a pour protagoniste l’abbé Christian von Castelberg, et pour décor le domaine de la principauté abbatiale de Disentis, dans l’Oberland grison.

Peter Egloff

Peter Egloff

Le folkloriste Peter Egloff est publiciste à Zurich.

L’expression «La légende raconte...» suggère que les légendes sont des récits rapportés, transmis oralement de génération en génération par des femmes et des hommes sur leurs vieux jours, les unes assises devant leur ouvrage, les autres installés devant le poêle. Du moins, si l’on en croit une vision née au début de l’ère romantique. La naissance de ces récits revêt en réalité bien des facettes, comme en témoigne une légende historique provenant de la Surselva.

Il crapp de Martgiuna

A Laus eis ei en in prau, numnaus Martgiuna, in crapp, che ha en la noda ded in pei. Gl' onn della reformaziun ei igl avat Christian de Castelberg ius en in di per tut la Cadi a perdagont et ha fatg quei viadi en treis sbargats. Gl' emprem sbargat, ch' el ha fatg, ha el passau sil crapp de Martgiuna et ha schau anavos la noda de siu pei.

Le rocher de la Martgiuna

La commune de Laus abrite une prairie nommée Martgiuna, où se trouve un rocher marqué d’une empreinte de pied. L’année de la Réforme, l’abbé Christian von Castelberg s’en alla prêcher dans la Cadi toute entière, réalisant son périple en l’espace d’une journée et seulement trois pas. En effectuant sa première enjambée, il marcha sur le rocher de la Martgiuna, y laissant l’empreinte de son pied. Il s’agit là de l’une des 72 légendes recueillies par Caspar Decurtins de Trun, personnalité politique et folkloriste, et publiées dans le deuxième volume de sa Chrestomathie rhéto-romane en 1895. Nous ne savons malheureusement rien ni du narrateur, ni du lieu ou de la date du recueil de cette légende, laquelle remonte à l’époque où les luttes religieuses divisaient l’État libre des Trois Ligues.
Caspar Decurtins (1855-1916).
Caspar Decurtins (1855-1916). Wikimedia
Le manuel d’école primaire romanche «Cudisch instructiv», lui bien tangible, est publié en 1857 par l’inspecteur scolaire et imprimeur Placidus Condrau, à Disentis – endroit même où se trouve encore le monastère bénédictin d’où l’abbé Christian von Castelberg s’est lancé dans sa croisade en faveur de l’ancienne croyance, ponctuée de ses trois pas de géant légendaires. On y lit: «Il se hâta de paroisse en paroisse, prêchant en l’espace d’une journée seulement à cinq endroits différents situés à près de sept heures de marche les uns des autres. Ainsi, il prêcha le même jour à Medel, Disentis, Sumvitg, Trun et Breil, et partout il conquit les cœurs par sa piété et son éloquence.»
Le monastère de Disentis sur une gravure de 1836.
Le monastère de Disentis sur une gravure de 1836. ETH Bibliothek Zurich
En 1884, soit à peu près à la même époque où, munis de carnets et de crayons, Caspar Decurtins et ses soutiens sillonnaient les villages et hameaux de la Surselva en quête de légendes, on retrouve la même histoire dans un autre écrit populaire lui aussi publié par Condrau à Disentis: le «Calender Romontsch», l’une des rares lectures profanes alors accessibles au grand public.
L’une comme l’autre, ces histoires reprennent quasiment mot pour mot la chronique monastique de Disentis «Cuorta memoria» (ou «Mémoire succinct»). Jamais imprimée, celle-ci circulait toutefois depuis le début du XVIIIe siècle au sein de la Cadi sous la forme de nombreux manuscrits. La «Cuorta memoria» constituait une tentative de défense des droits féodaux de la principauté abbatiale, volonté qui se solda finalement par un échec, le Disentiser Zehntenstreit (ou «Conflit de la dîme de Disentis») mettant un terme à la dîme des paysans en 1737. Portés par des manuscrits largement copiés et diffusés, un certain nombre de textes et récits profanes traduits d’autres langues se frayèrent un chemin dans la région linguistique romanche qui, petite et peu peuplée, ne représentait pas un marché très attrayant pour les imprimeurs et éditeurs de littérature non-réligieuse.
Lecture profane rare: le Calender Romontsch.
Lecture profane rare: le Calender Romontsch. Dicziunari Rumantsch Grischun
Mais revenons à l’abbé von Castelberg, dont les efforts en faveur de la fidélité da la Cadi à l’ancienne croyance portèrent davantage leurs fruits que la lutte de son monastère pour la préservation de ses privilèges féodaux. Non content de venir étoffer le deuxième volume de la Chrestomathie rhéto-romane, notre homme de Dieu à la célérité légendaire marqua également la période s’étalant de 1895 à 1939. Dans les années 1930, le maître d’école de district argovien Arnold Büchli commence à s’adonner avec assiduité au recueil de légendes dans le canton trilingue des Grisons. En 1939, alors qu’il parcoure la Val Tujetsch et se trouve dans le hameau de Camischolas, le futur juriste Carli Berther lui raconte l’histoire suivante, qui figure dans le deuxième volume de la «Mythologische Landeskunde von Graubünden» d’Arnold Büchli: «L’abbé von Castelberg de Disentis, qui à l’heure de la Réforme s’était engagé pour la préservation de l’ancienne croyance, prêcha à quatre endroits de Sedrun, et l’on raconte qu’il se serait rendu de Tujetsch à Danis en trois foulées. À Danis, on montre encore le rocher sur lequel il aurait posé le pied.»
Le prince-abbé Christian von Castelberg (l’homme avec la croix pectorale) reçoit en 1581 le cardinal milanais et contre-réformiste Charles Borromée (à gauche) à Disentis.
Le prince-abbé Christian von Castelberg (l’homme avec la croix pectorale) reçoit en 1581 le cardinal milanais et contre-réformiste Charles Borromée (à gauche) à Disentis. Photo: Abbé Daniel Schönbächler, Disentis
De la chronique monastique manuscrite, l’histoire du zèle religieux infatigable de l’abbé von Castelberg passe ainsi dans le manuel scolaire, puis dans le calendrier, et enfin dans la tradition narrative orale, où elle se voit enrichie du motif de l’empreinte. Ayant dès lors gagné ses lettres de noblesse comme légende, nous la trouvons dans le premier recueil de Caspar Decurtins, qui, notons-le, fut distribué à toutes les écoles de la région. De là, il suffit de laisser la tradition orale faire son œuvre jusqu’à ce qu’un nouveau collecteur de légendes se montre, dégaine son crayon et publie un autre thésaurus du même acabit. En somme, la dimension écrite fait partie intégrante du genre des légendes, qui constitue une forme de communication mixte à la croisée de l’oralité et de l’écriture.
Le «coup de pied du diable» (Teufelstritt) dans la Cathédrale Notre-Dame de Munich est lui aussi entouré d’histoires légendaires...
Le «coup de pied du diable» (Teufelstritt) dans la Cathédrale Notre-Dame de Munich est lui aussi entouré d’histoires légendaires... Wikimedia
Quant à l‘ancrage géographique propre aux légendes, il s‘agit presque toujours de la localisation de motifs migrants. C‘est le cas des empreintes de Laus/Martgiuna et Danis où des cavités insolites dans la roche exigèrent des explications. Les empreintes de personnages mythologiques et historiques, loin d’être l’apanage de la haute Surselva, se retrouvent au contraire dans de nombreuses régions et à travers diverses époques. Une myriade d’autres personnages ont immortalisé leur passage dans la pierre à la manière de l’abbé de Disentis. Citons par exemple le héros grec Héraclès, Bouddha, Jésus-Christ, le prophète Mohammed, ou encore l’archange Michel et son antagoniste le démon. Sans oublier – sans surprise – le réformateur Martin Luther, dont l’influence a poussé Christian von Castelberg à effectuer ses impérissables pas de géant.

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