Les soldats polonais ont participé à la construction et à l’entretien de nombreux tronçons de sentiers et routes dans le Safiental.
Les soldats polonais ont participé à la construction et à l’entretien de nombreux tronçons de sentiers et routes dans le Safiental. Musée polonais de Rapperswil

Les «voies des Polonais» du Safiental

Durant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux internés militaires polonais et français participèrent à la construction de chemins et de routes dans différentes régions de Suisse. Ils furent notamment astreints à ce travail dans la vallée du Safiental, dans des conditions parfois très pénibles.

Dominik Landwehr

Dominik Landwehr

Dominik Landwehr est un scientifique de la culture et des médias et vit à Zurich.

À l’été 1940, quelque 12 500 soldats de la 2e division d’infanterie polonaise ainsi que 20 000 soldats du 45e corps d’armée français se firent interner en Suisse. Aux prises avec l’armée allemande près de la frontière suisse, ils s’étaient retrouvés dans une situation sans issue. Arrivés en territoire suisse, ils furent désarmés puis répartis à travers tout le pays. Afin de ne pas concurrencer l’économie locale avec une main-d’œuvre bon marché, le gouvernement suisse décida de limiter l’engagement de ces soldats à l’agriculture ainsi qu’à la construction et à l’entretien de chemins et routes. Si les soldats français purent rentrer chez eux dès janvier 1941, les soldats polonais restèrent en Suisse jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le canton des Grisons comptait plusieurs camps d’internés, notamment à Coire, à Rodels et à Cazis. Durant les travaux, les soldats vivaient dans des camps aménagés près des chantiers, notamment dans la vallée du Safiental.
Les troupes françaises et polonaises passent la frontière. Matériel d’archive du Service cinématographique de l’armée, juin 1940. YouTube / Archives fédérales suisses
La Suisse recense 54 voies de circulation construites ou entretenues par des internés. Quinze d’entre elles se trouvent dans le canton des Grisons, et pas moins de six sillonnent le Safiental, qui constituait à l’époque une des régions les plus reculées de Suisse. L’entrée de la vallée ayant été ensevelie par l’éboulement préhistorique de Flims, le Safiental n’était en effet accessible que par des cols alpins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dès lors, on est en droit de se demander pourquoi de si nombreux travaux ont été réalisés dans cette région dans les années quarante. Selon les historiens, deux raisons expliquent ce choix: d’une part, la main-d’œuvre bon marché permettait d’améliorer les conditions de circulation dans cette vallée mal desservie depuis toujours, y compris dans un but militaire, car la frontière avec l’Italie était proche. D’autre part, cette région peu peuplée constituait un lieu idéal aux yeux des autorités, qui voulaient limiter autant que possible les contacts entre les soldats internés et la population suisse.
Chantier au fond de la vallée du Safiental.
Chantier au fond de la vallée du Safiental. Musée polonais de Rapperswil
Les chemins ne furent pas toujours construits ex nihilo. La Stäga, par exemple, une voie reliant Safien au col de Glas empruntée depuis des siècles, eut droit à un nouveau revêtement. Un coup de neuf réalisé par des soldats français, internés du 20 juillet au 9 novembre 1940 dans les hameaux de Safien Platz et de Thalkirch. La plus connue des «voies des Polonais» du Safiental passe par le col du Tomül, qui culmine à 2411 mètres d’altitude et relie Safien à Vals. Ce passage n’a toujours eu qu’une importance régionale, l’activité économique des communautés de Walser établies dans ces vallées étant surtout orientée vers le sud. Si les paysans de la région empruntaient cette route pour rejoindre les marchés de bétail de Thusis ou du Tessin, seule la vallée de Vals disposait d’un véritable sentier muletier passant par le col. Entre 1942 et 1943, des internés polonais construisirent un chemin reliant Turrahus au col en passant par l’alpage de Falätscha. Les communes, qui manquaient d’argent avant la guerre, obtinrent donc gratuitement un nouvel accès au col. Le tronçon reliant les chalets de l’Alp Falätscha à ceux de l’Alp Tomül est en cours de restauration depuis 2018. Les travaux ne pouvant être réalisés qu’en été, il faudra sans doute encore un ou deux ans pour que le chantier soit terminé. Construit par des internés, ce chemin est également représentatif des travaux d’aménagement entrepris par l’Armée suisse à cette époque, souligne l’historien Cornel Doswald.
Le travail dans les montagnes était rude et exigeait de la discipline. Musée polonais de Rapperswil

Logés dans une étable

Si les autorités de l’époque s'évertuèrent à limiter les contacts entre les habitants de la vallée et les internés, elles n’y parvinrent pas. Les soldats polonais, très appréciés, furent accueillis à bras ouverts par la population. Les relations sentimentales ne furent pas rares, si bien que la Suisse recensait après la guerre près de 500 enfants nés de telles unions. En revanche, les internés engagés dès l’été 1941 sur la Grossalp, tout au fond du Safiental, se retrouvèrent totalement isolés. Après une longue marche depuis Bonaduz, les soldats furent surpris à leur arrivée par une tempête de neige. Logés dans une étable dépourvue d’installations sanitaires, ils protestèrent contre ces conditions déplorables dans une lettre adressée au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève, conservée aux Archives fédérales. Le commandant en charge du camp qualifia plus tard ce courrier de «lettre insolente, pleurnicharde et peu militaire». La situation des Polonais ne s’améliora guère: seuls les officiers et les sous-officiers furent transférés dans des logements plus confortables.
Sur la Grossalp, les soldats polonais vivaient dans des abris très sommaires sans installations sanitaires.
Sur la Grossalp, les soldats polonais vivaient dans des abris très sommaires sans installations sanitaires. Musée polonais de Rapperswil
Les internés de la Grossalp construisirent également une route d’accès vers la station inférieure d’un téléphérique, aménagé pour approvisionner l’armée sur le Safierberg. La station supérieure de cette installation est encore visible aujourd’hui. Dans le Safiental, notamment au col du Tomül, au Güner Lückli ou sur le chemin de la Grossalp, une série de pierres et de plaques commémoratives rend hommage à l’engagement des soldats polonais. Certaines d’entre elles furent complétées en 1995 par des inscriptions sur des plaques de bronze, à l’initiative du groupe de travail des anciens internés. Parmi les ouvriers figurèrent aussi des étudiants internés des camps universitaires de Winterthour et de Fribourg. Témoignage de cet engagement, une fresque illustrant le travail des Polonais dans le Safiental ornait même une salle de séjour du camp universitaire de Winterthour. Cette grande peinture murale, documentée par des photos, fut toutefois détruite lors de la transformation du bâtiment.
Salle de séjour des internés polonais dans le camp universitaire de Winterthour. La fresque murale, qui montre une scène de travaux dans le Safiental, a aujourd’hui disparu.
Salle de séjour des internés polonais dans le camp universitaire de Winterthour. La fresque murale, qui montre une scène de travaux dans le Safiental, a aujourd’hui disparu. Musée polonais de Rapperswil

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