Portrait du général Ulrich Wille, vers 1915.
Portrait du général Ulrich Wille, vers 1915. Musée national suisse

Vénéré, vilipendé – portrait du général Wille

En 1914, la Suisse mobilise ses troupes et a besoin d’un général pour commander son armée. Le Conseil fédéral et l’Assemblée fédérale sont divisés, mais Ulrich Wille parvient à s’imposer après être intervenu personnellement auprès de son concurrent.

Rudolf Jaun

Rudolf Jaun

Rudolf Jaun est professeur émérite d’histoire à l’université de Zurich et au sein de la chaire d’histoire militaire de l’Académie militaire à l’EPF de Zurich.

Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale en août 1914, la Suisse déclare la mobilisation générale. Les Chambres fédérales réunies doivent alors élire un commandant en chef. Deux candidats sont en lice: le colonel commandant de corps Theophil Sprecher von Bernegg et le colonel commandant de corps Ulrich Wille. Alors que le Parlement penche pour Sprecher, le Conseil fédéral est favorable à Wille. Le gouvernement cherche en effet un général qui puisse, en quelques semaines seulement, renforcer l’aptitude à la guerre de l’armée de milice par l’instruction militaire et l’éducation. Il souhaite par ailleurs disposer d’un intermédiaire potentiel pour s’entretenir avec l’empereur Guillaume II, le chef d’état-major général von Moltke et les généraux allemands. Aux yeux du Conseil fédéral, Ulrich Wille remplit ces deux critères. Réputé pour sa rigueur et ses compétences en matière d’instruction de troupes, mais sans formation ni expérience à l’état-major général, Wille a pour concurrent le méticuleux Sprecher, pur produit de l’état-major général. Comme le Parlement privilégie la candidature de Sprecher, la partie semble jouée. Il en va pourtant autrement.
grandes manœuvres de 1912 dans le canton de Saint-Gall
Les liens qu’entretenait Ulrich Wille avec l’empereur allemand Guillaume II (ici lors des grandes manœuvres de 1912 dans le canton de Saint-Gall) constituaient un argument de poids en faveur de sa candidature. Theophil Sprecher se tient ici sur la droite de Wille. Musée national suisse
Dans l’après-midi du 3 août 1914, les chances de voir Sprecher accéder au poste de commandant en chef augmentent. Le président de l’Assemblée fédérale l’invite déjà à enfiler son uniforme et à se préparer à faire son entrée dans la salle du Conseil national. De son côté, Ulrich Wille a déjà loué un étage de l’Hôtel Bellevue en vue d’y installer son futur quartier général. Ses chances d’être élu fondent toutefois comme neige au soleil. Il ne s’avoue pourtant pas encore vaincu et va retrouver Theophil Sprecher à son domicile, dans le quartier bernois de Kirchenfeld. Sur place, il le convainc de retirer sa candidature pour prendre la tête de l’état-major général de l’armée de mobilisation. Nul ne sait avec quels arguments Ulrich Wille parvint à faire mouche ce jour-là: l’a-t-il simplement prié de se retirer? L’a-t-il menacé? L’a-t-il convaincu? Une chose est sûre, Sprecher aurait pu accéder aux deux fonctions, contrairement à Wille dont les seules expériences relevaient de l’instruction et du commandement de la troupe. Un partage des tâches s’imposait donc, ce que Sprecher sembla comprendre. La concession de Sprecher sauva l’élection de Wille au poste de commandant en chef et de général de l’Armée suisse. Cela dit, pourquoi l’Assemblée fédérale – et elle ne fut pas la seule – opposa-t-elle une telle résistance à la candidature d’Ulrich Wille?
L’Hôtel Bellevue devint le QG du général Wille. Des soldats de l’artillerie de montagne traversent ici le pont de Kirchenfeld pendant la Première Guerre mondiale.
L’Hôtel Bellevue devint le QG du général Wille. Des soldats de l’artillerie de montagne traversent ici le pont de Kirchenfeld pendant la Première Guerre mondiale. Wikimedia / Archives fédérales suisses

Après le licencie­ment, l’ascension

Ulrich Wille commença sa carrière en tant qu’officier instructeur dans l’artillerie suisse, avant de devenir chef d’arme de la cavalerie en 1892. Quatre ans plus tard, il fut licencié par le Conseil fédéral pour avoir protesté après s’être vu refuser une promotion. N’occupant plus aucune fonction dans l’armée, il se retrouva sans emploi. Un comité composé de Fritz Gertsch, instructeur, de Ferdinand Affolter, professeur à l’EPF de Zurich et d’Emil Richard, membre de l’Union suisse du commerce et de l’industrie, lança une campagne médiatique contre ses adversaires et plaida en faveur de la réintégration d’Ulrich Wille. Celle-ci porta ses fruits, et Wille reprit du service en 1901 comme divisionnaire de milice et rédacteur de l’Allgemeine Schweizerische Militärzeitschrift, puis comme commandant de corps en 1904. Il fit également un retour réussi sur le plan professionnel, d’abord en qualité de chargé de cours, puis de professeur de sciences militaires à l’EPF de Zurich en 1907. Ulrich Wille, qui vit le jour en 1848 à Hambourg, occupa donc les principaux postes de pouvoir militaire en l’espace de quelques années.
Réunion du comité de soutien à Ulrich Wille dans le jardin familial à Feldmeilen. De gauche à droite: Clara Wille von Bismarck, Emil Richard, Fritz Gertsch, Ferdinand Affolter et Ulrich Wille.
Réunion du comité de soutien à Ulrich Wille dans le jardin familial à Feldmeilen. De gauche à droite: Clara Wille von Bismarck, Emil Richard, Fritz Gertsch, Ferdinand Affolter et Ulrich Wille. Zentralbibliothek Zürich
Wille avait d’abord étudié le droit à Zurich avant d’être contraint de quitter l’université pour avoir participé à un duel. Celui qui obtint ensuite un doctorat en droit à Heidelberg était un vrai loup solitaire dans le corps des officiers de carrière en Suisse. Les officiers instructeurs titulaires d’un doctorat étaient alors rares. La plupart des instructeurs gravissaient les échelons dans les cours des casernes, tandis que certains faisaient encore partie des derniers régiments de mercenaires suisses à Naples. Plus rares encore étaient les officiers instructeurs qui voulaient transformer l’entraînement de l’armée de milice suisse en s’inspirant du modèle prusso-allemand. Cette ambition que nourrissait Wille lui valut des partisans enthousiastes, mais aussi de redoutables adversaires: après quelques années au service d’instruction, l’officier se retrouva aussi vénéré que vilipendé.
Ulrich Wille étudiant, photographié à la fin des années 1860.
Ulrich Wille étudiant, photographié à la fin des années 1860. Wikimedia
Le lieutenant-colonel Wille sur un portrait carte-de-visite, vers 1881.
Le lieutenant-colonel Wille sur un portrait carte-de-visite, vers 1881. Musée national suisse
Ulrich Wille, qui avait intégré le corps des instructeurs suisses en 1871, s’était toujours montré ambitieux. La victoire de l’armée prusso-allemande lors de la guerre franco-allemande de 1870 l’avait profondément impressionné, et il avait pu découvrir lui-même les méthodes d’instruction de l’artillerie de la Garde à Berlin. Dans les écoles d’artillerie de Thoune, ce corpulent premier-lieutenant commença à étudier, mais aussi à révolutionner l’instruction de la troupe. Il affirma très vite le credo de socialisation militaire qui marquera toute sa vie: «L’éducation militaire prime sur l’exercice – le drill est une méthode d’éducation du soldat». Une leçon qu’il avait apprise à Berlin. Ulrich Wille voulait toutefois dépasser le cadre de Thoune et exercer une influence sur toute l’Armée suisse. Il racheta la revue Zeitschrift für Artillerie und Genie et commença à critiquer une organisation militaire qui se calquait souvent sur le modèle du service du feu communal. Il fustigea de plus en plus ce qu’il estimait être des «conceptions erronées» et prôna un «esprit
Le lieutenant-colonel Wille était aussi instructeur à l’école militaire de Thoune.
Le lieutenant-colonel Wille était aussi instructeur à l’école militaire de Thoune. Wille Archiv
S’exprimant sans ambages (il abhorrait la timidité), l’officier revendiquait les inspirations prusso-allemandes de sa pensée militaire: «À travers la milice, on peut créer une formation capable de soutenir une guerre. J’entends par là la détermination des forces prussiennes et allemandes de 1866 et 1870.» Il considérait que les troupes prusso-allemandes étaient éduquées, c’est-à-dire qu’elles se montraient obéissantes, étaient attentives aux ordres de leurs supérieurs et faisaient preuve de discipline pour arracher la victoire au combat, malgré des pertes. Wille fut accusé de prussianisme. À son «esprit nouveau», les critiques opposèrent l’«esprit national». La «méthode Wille» était donc controversée bien avant qu’il ne devienne commandant en chef de l’Armée suisse en 1914. Ses méthodes d’instruction de la troupe étaient néanmoins si efficaces qu’en 1883, il fut appelé, comme instructeur en chef et chef d’arme, à inculquer le cran et l’esprit de cavalerie à une cavalerie suisse quelque peu mollassonne.
Portrait de plain-pied du commandant de corps Ulrich Wille à Feldmeilen, avant 1914.
Portrait de plain-pied du commandant de corps Ulrich Wille à Feldmeilen, avant 1914. Musée national suisse
Ulrich Wille n’était pas un simple inconditionnel du drill, mais un expert militaire imprégné de la conception de la culture, de la société et de l’État de l’Empire allemand. À ses yeux, la création d’une armée capable de soutenir une guerre à partir du potentiel national en hommes était primordiale pour assurer la pérennité d’un État-nation, y compris dans le cas de la Suisse. La guerre constituait potentiellement le test par excellence de la raison d’être d’un État et de la virilité de ses citoyens. L’instruction à la guerre des «citoyens-soldats» lui apparaissait comme un moyen de corriger l’individualisme et l’égoïsme de la société bourgeoise.

Général de 1914 à 1918

Ulrich Wille avait voulu du poste de commandant en chef. Il avait 66 ans lorsqu’il accéda au grade de général. Les années 1914 à 1916 furent pour lui une période de repos, n’étant pas particulièrement sollicité sur le plan militaire. La population l’acclamait lors de ses visites aux autorités cantonales, y compris à Genève et à Neuchâtel. Theophil Sprecher assurait le peu de tâches opérationnelles en qualité de chef de l’état-major général, et Wille ne signa pas le moindre ordre d’opération. Sprecher n’eut pas non plus vent de la lettre envoyée par Wille au Conseil fédéral, dans laquelle il suggérait en plaisantant que le moment serait idéal pour attaquer la Triple-Entente. La situation économique et sociale de la Suisse se détériora à vue d’œil à partir de 1917. Le coût de la vie prit l’ascenseur, et l’approvisionnement en denrées alimentaires devint de plus en plus précaire compte tenu de la guerre économique qui se livrait en Europe. Seule une aide d’urgence fut accordée aux familles dans le besoin. Le moral de la troupe se détériora sous l’effet conjugué des déploiements, souvent longs, que devaient accomplir les unités au service actif afin de préserver la neutralité du pays, du «cafard» qu’éprouvaient de plus en plus les hommes ainsi que du drill acharné imposé par Ulrich Wille. Le général Wille réagit à ces problématiques par une avalanche de directives et de remontrances jusqu’à la fin de la guerre. Il jouissait également d’une autorité absolue en matière de grâce, entraînant une accumulation de demandes de la part de soldats condamnés par une cour martiale. Restant un homme de lettres plutôt que de terrain, il quitta de moins en moins son quartier général de l’Hôtel Bellevue à Berne et fit preuve d’un entêtement croissant. On se demanda même au sein du Conseil fédéral si Wille était devenu sénile, ce qui n’était pas le cas, comme les événements allaient le démontrer.
Theophil Sprecher et Ulrich Wille (au premier plan à droite) se complétaient parfaitement.
Theophil Sprecher et Ulrich Wille (au premier plan à droite) se complétaient parfaitement. Wille Archiv
Les manifestations et les grèves liées à la détérioration des conditions de vie se multiplièrent en Suisse à partir de 1917. Des violences risquaient d’éclater. Dans sa fonction de commandant en chef, Ulrich Wille avait le pouvoir de déployer l’armée pour maintenir l’ordre. Il opta pour une démonstration de force inflexible, un déploiement de troupes visant à dissuader les manifestants violents. Ce faisant, il devint automatiquement l’ennemi de la gauche, qui vit en lui un agent de l’ennemi de classe muni de moyens de répression violents. Wille fut attaqué dans la presse et accusé d’être un suppôt de la bourgeoisie.

Grève générale de 1918: comment réagir à une éventuelle prise de pouvoir des socialistes?

Cette situation problématique pour Ulrich Wille, qui accusait le poids des années mais n’était nullement sénile, atteint son paroxysme à l’été 1918. Emmenée par Robert Grimm, la gauche réunie menaça le Conseil fédéral d’une grève générale s’il ne se conformait pas à un certain nombre de revendications dans le domaine de la politique économique. Selon la théorie de la grève générale diffusée par Grimm en Suisse, celle-ci pouvait déboucher sur une prise de pouvoir révolutionnaire. Cette éventualité constituait une réalité manifeste depuis la révolution russe l’année précédente. L’état-major général commença alors à planifier la manière dont l’armée pourrait contrer une révolution violente. Wille ne fut guère enthousiasmé par le déploiement massif de troupes qui était prévu, et estimait qu’il suffirait de faire encercler Zurich par la cavalerie. Le général voulait renvoyer le gros des troupes chez elles.
Appel à la population de Zurich lors de la grève générale de 1918.
Appel à la population de Zurich lors de la grève générale de 1918. Musée national suisse
Les événements allaient cependant se précipiter à Zurich en novembre 1918. Paniqué, le Conseil d’État se retrancha dans la caserne de la ville et réclama l’aide de l’armée, que le Conseil fédéral lui accorda avec le concours d’Ulrich Wille. Un régiment entra dans Zurich. Le comité d’Olten, organe exécutif de la gauche, réagit en appelant à une grève de protestation d’une journée. L’Union ouvrière de Zurich, à dominante communiste, décida de la poursuivre. Pour conserver le contrôle, le comité d’Olten lança un appel à la grève générale illimitée. Ulrich Wille ne s’opposa alors plus à un déploiement massif de troupes. L’opération était néanmoins dirigée par Theophil Sprecher. Un ultimatum lancé par le Conseil fédéral, menaçant d’emprisonner les leaders et de faire disperser les rassemblements de grévistes par l’armée, porta ses fruits. La grève générale prit fin. La stratégie de prévention d’Ulrich Wille avait fonctionné. Le général s’en attribua d’ailleurs le mérite. Une grande partie de la population partageait cette opinion et considérait que l’armée avait empêché une révolution. Pour la gauche, Wille devint définitivement celui qui avait réprimé la grève générale.

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