À Genève, l’influence de la famille Turrettini est omniprésente. Vue sur le quai Turrettini, vers 1940.
À Genève, l’influence de la famille Turrettini est omniprésente. Vue sur le quai Turrettini, vers 1940. Bibliothèque de Genève

La facette italienne de Genève

L’essor de Genève ne saurait être dissocié de la famille Turrettini. Venue de Toscane au XVIe siècle, celle-ci apporta avec elle de l’argent et un réseau de relations internationales, ce qui lui valut de jouer un rôle prépondérant dans l’expansion économique de la cité de Calvin.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est historien et membre du comité de la Société suisse d’histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIe siècle et du XXe siècle.

Depuis quatre siècles, les Turrettini comptent parmi les familles genevoises les plus influentes. Originaires de la ville toscane de Lucques, ils ont offert la prospérité et un réseau commercial international à la cité de Calvin dès le XVIe siècle. Non sans en tirer parti eux-mêmes, cela va de soi. Francesco Turrettini (1547-1628), protestant, fut contraint de quitter Lucques en 1574, pour échapper à l’Inquisition. Après un séjour à Lyon et dans plusieurs villes d’Allemagne, de Belgique et de Suisse, il finit par poser définitivement ses valises à Genève en 1592. Le marchand de soie italien y poursuivit son activité et accumula en quelques années une fortune conséquente. En 1628, il entra même au Conseil des Deux-cents, organe législatif de Genève, marquant ainsi son engagement politique dans la cité calviniste et son enracinement durable dans sa nouvelle patrie. En 1631, son fils Jean fit construire l’imposant Château des Bois dans les environs de Genève. La propriété devint dès lors le cœur de la seigneurie de Turrettin, dans laquelle la famille détint les droits de haute, moyenne et basse justice jusqu’en 1794.
Le Château des Bois de la famille Turrettini. Lithographie de 1877.
Le Château des Bois de la famille Turrettini. Lithographie de 1877. Bibliothèque de Genève
Banquiers, notaires, marchands de textile, théologiens, scientifiques, hommes d’État: de génération en génération, les membres de la famille Turrettini gravirent les échelons jusqu’à atteindre les plus hautes fonctions de la République de Genève, gagnant au passage respect, prestige et richesse. Au début du XVIIIe siècle, Françoise Turrettini fit alors son entrée. La cousine du célèbre théologien Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737), connu dans toute l’Europe pour son protestantisme éclairé, devint rapidement l’une des femmes les plus influentes de Genève. En 1715, Françoise Turrettini, alors âgée de 22 ans, épousa l’éminent banquier hollandais David Vasserot (1690-1727), domicilié dans la cité de Calvin. Vasserot était originaire d’une riche et influente famille huguenote, et avait fait l’acquisition d’un morceau de terre près de Genève en 1719. La région, nommée le Domaine de la Bâtie-Beauregard, appartenait alors au royaume de France. Le château de la Bâtie avait été érigé en 1278; en 1353, il entra en possession des Savoyards, qui le transformèrent en châtellenie. Près de 200 ans plus tard, les Savoyards durent céder face à l’avancée des Bernois, qui firent du domaine une baronnie. Après quelques changements de propriétaire, la demeure devint finalement un territoire français et atterrit entre les mains de la famille Turrettini plus d’un siècle plus tard. David Vasserot étant souvent en déplacement pour affaires, son épouse Françoise devint la véritable propriétaire et maîtresse du fief noble. Les propriétés de ce dernier s’étendaient des villages de Collex et Bossy au hameau de Bellevue, et couvraient un vaste territoire aux portes de la cité calviniste.
Portrait de la baronne Françoise Turrettini par Nicolas de Largillière, 1721.
Portrait de la baronne Françoise Turrettini par Nicolas de Largillière, 1721. Wikimédia / MAH Genève
En 1724, David Vasserot acquit également le fief de Vincy, dans la commune vaudoise de Gilly. Le couple y fit bâtir un nouveau château. Trois ans plus tard, au décès du banquier, la baronne Françoise Turrettini devint la maîtresse incontestée de l’ensemble du territoire. La veuve prit soin de son domaine avec détermination et intransigeance, n’hésitant pas à tenir tête à des hommes de pouvoir, comme l’architecte David Jeanrenaud. Celui-ci pensait pouvoir modifier un chemin sans autorisation. C’était sans compter sur la baronne! En 1747, Françoise Turrettini convola en secondes noces avec le baron Auguste Maurice de Donop, ministre d’État et des affaires étrangères de Hesse-Cassel et chevalier de l’Ordre royal suédois des Séraphins. Du fait des liens confessionnels qui unissaient Genève et Hesse-Cassel – le landgraviat était calviniste depuis la fin du XVIe siècle –, le baron connaissait bien la ville suisse. En 1735, Auguste Maurice de Donop et le Prince Frédéric II de Hesse-Cassel avaient été chaleureusement accueillis par les pasteurs genevois, et les deux Allemands étaient depuis particulièrement reconnaissants envers Jean-Alphonse Turrettini, cousin de la baronne. L’union, des années plus tard, de Françoise Turrettini et du noble allemand constituait donc une alliance plus politique que sentimentale: elle visait à renforcer les liens entre Genève et Hesse-Cassel.
Le nouvel époux: le baron Auguste Maurice de Donop, Atelier de Louis Tocqué, vers 1748.
Le nouvel époux: le baron Auguste Maurice de Donop, Atelier de Louis Tocqué, vers 1748. MAH Musée d'art et d'histoire, Genève
Françoise Turrettini fut dès lors désignée sous le nom de «Madame la générale de Donop». Un nom qui lui allait bien d’une certaine manière, car elle ne s’adoucit pas avec les années. Pendant des décennies, la baronne s’était affirmée seule et n’avait aucunement l’intention de changer. Pas même pour un ami de la famille, très proche de son fils Horace-Jean Vasserot, et de surcroît connu dans toute l’Europe: Voltaire. Pendant pas moins de huit ans, de 1760 à 1768, un différend financier opposa Françoise Turrettini et le poète. La baronne avait cédé à Voltaire une parcelle près de Collex, mais celui-ci refusait de payer ses impôts. On ignore malheureusement quelle fut l’issue du conflit. On peut toutefois imaginer que Madame la générale de Donop ne capitula pas. En 1771, la baronne mourut à l’âge de 78 ans. Pendant plus d’un demi-siècle, elle avait dirigé un immense domaine et avait été une hôte appréciée dans les cours royales européennes. Françoise Turrettini avait marqué Genève au même titre que ses proches masculins et, en tant que membre de cette famille influente, avait elle aussi laissé sa trace dans la cité de Calvin.

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