Le château de Chillon n’est que l’une des magnifiques structures sorties de l’esprit de l’architecte médiéval visionnaire Jacques de Saint-Georges.
Le château de Chillon n’est que l’une des magnifiques structures sorties de l’esprit de l’architecte médiéval visionnaire Jacques de Saint-Georges. Wikimedia

Jacques de Saint-Georges, un architecte médiéval visionnaire

Maître Jacques de Saint-Georges (vers 1230-1309) était un maçon et architecte militaire prolifique du haut Moyen Âge. En partie responsable de la construction et de la refortification d’imposants châteaux à travers ce qui est aujourd’hui la Suisse, la France, l’Italie, le Pays de Galles et l’Écosse, Jacques de Saint-Georges est sans aucun doute le plus grand maçon de l’histoire de la Suisse.

James Blake Wiener

James Blake Wiener

James Blake Wiener est auteur, spécialiste en relations publiques dans le domaine du patrimoine culturel et co-fondateur de World History Encyclopedia.

Site web: worldhistory.org
Les jeunes années de Jacques de Saint-Georges sont entourées de mystère et font l’objet de spéculations dans les milieux académiques. Il vit probablement le jour vers 1230-1235 à Saint-Prex (VD), bien que certaines sources placent plutôt sa naissance en France, à Saint-Georges d’Espéranche. Les historiennes et historiens tendent à penser que son père, un talentueux maçon appelé «Maître Jean» dans les écrits médiévaux, n’était autre que Jean Cotereel, un architecte d’origine normande qui supervisa la construction de la cathédrale de Lausanne et d’autres édifices en Suisse romande. On ne dispose toutefois d’aucune preuve concluante à ce sujet. De même, peu d’informations sont connues quant à la femme de Jacques, Ambrosia, et à ses fils Gilles et Tassin. On sait néanmoins que Jacques commença par travailler aux côtés de son père, un architecte et maçon au service des comtes Pierre II de Savoie (reg. 1263-1268) et Philippe Ier de Savoie (reg. 1268-1285). Plus tard, on pense que Jacques collabora avec un éminent ingénieur militaire gascon du nom de Jean Mésot.
Pierre II accueillant des envoyés bernois devant le château de Chillon. Le comte savoyard conclut le premier protectorat sur la ville de Berne en 1255. Illustration de la Chronique de Spiez (1485) par Diebold Schilling.
Pierre II accueillant des envoyés bernois devant le château de Chillon. Le comte savoyard conclut le premier protectorat sur la ville de Berne en 1255. Illustration de la Chronique de Spiez (1485) par Diebold Schilling. Wikimédia

De la Savoie au Pays de Galles

Jacques ou «Magistro Jacobo» apparaît dans un grand nombre de documents et de notes de la fin des années 1250 au milieu des années 1270, témoignant de son implication active dans une multitude de projets architecturaux de grande envergure en Savoie et dans le Dauphiné. Parmi les réalisations les plus marquantes de ses premières années figurent les châteaux d’Yverdon, de Chillon, de Romont et de la Bâtiaz, les remparts de Saillon, le château de Saint-Georges d’Espéranche près de Lyon et la forteresse de Châtel-Argent dans le Val d’Aoste, en Italie.
Parmi les réalisations les plus marquantes de ses premières années figurent les châteaux suisses d’Yverdon (VD)...
Parmi les réalisations les plus marquantes de ses premières années figurent les châteaux suisses d’Yverdon (VD)...   Wikimédia
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... Chillon (VD) ...
... Chillon (VD) ...   Wikimédia
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.. Romont (FR) ...
.. Romont (FR) ... Wikinmédia
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... les remparts de Saillon (VS)...
... les remparts de Saillon (VS)... Wikimédia
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... ainsi que le château de la Bâtiaz à Martigny (VS).
... ainsi que le château de la Bâtiaz à Martigny (VS).     Wikimédia
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On suppose que Jacques joua un rôle dans la reconstruction des châteaux de Grandson (VD) et Lucens (VD) entre 1275 et 1278, et peut-être aussi dans celle des châteaux de Montmélian, de Melphe et de La Côte-Saint-André en France. Son destin changea radicalement à la faveur d’un hasard de l’histoire de la diplomatie. En 1273, le roi Édouard Ier d’Angleterre (reg. 1272-1307) rentra de croisade par la Savoie. Comme sa grand-mère maternelle, Béatrice de Savoie, était la sœur aînée de Philippe Ier, les deux États entretenaient de bonnes relations. Édouard Ier était par ailleurs le suzerain de plusieurs domaines situés à proximité de cols alpins contrôlés par les Savoyards. Aussi le roi d’Angleterre fit-il organiser une cérémonie spéciale au nouveau château de Saint-Georges d’Espéranche, au cours de laquelle son grand-oncle Philippe Ier pourrait lui rendre hommage.
Le roi Édouard Ier d’Angleterre et la reine consort Éléonore de Castille. Cathédrale de Lincoln, en Angleterre.
Le roi Édouard Ier d’Angleterre et la reine consort Éléonore de Castille. Cathédrale de Lincoln, en Angleterre. Wikimédia
Impressionné par ce château grandiose et la qualité de sa conception, Édouard Ier prit bonne note de l’immense talent de Jacques de Saint-Georges. Entre 1273 et 1278, le roi lui adressa une invitation à travailler pour lui au Pays de Galles, que Jacques accepta au printemps 1278. On sait que son épouse Ambrosia l’accompagna durant ce voyage, mais il semblerait qu’au moins un de ses fils demeura en Suisse romande.

Un bâtisseur de châteaux et de liens culturels

De nombreux Savoyards comme Jacques de Saint-Georges trouvèrent un emploi lucratif en Angleterre aux XIIIe et XIVe siècles. Notons également que les conseillers et membres de la cour les plus distingués d’Édouard Ier venaient de Savoie. Othon Ier de Grandson (vers 1238-1328) était le meilleur ami du roi et son ministre en chef (justiciar) pour le nord du pays de Galles dans les années 1280, tandis que le cousin d’Édouard Ier, le futur comte Amédée Ier de Savoie (reg. 1285-1323), fut l’un de ses commandants lors des campagnes au Pays de Galles (1278-1283). Il n’est donc guère surprenant que le roi mit immédiatement à profit l’expertise organisationnelle et technique de Jacques à travers la construction d’une série de châteaux monumentaux qui préserveraient le pouvoir anglais lors de la conquête et la colonisation du Pays de Galles, tout en projetant l’autorité et la puissance militaire du roi.

«... Au cas où vous vous demanderiez où peut bien aller une telle somme d’argent en une semaine, sachez que nous avons eu besoin de 400 maçons, tant des tailleurs que des poseurs, ainsi que de 2000 terrassiers, 100 charrettes, 60 chariots et 30 bateaux pour apporter la pierre et le charbon, 200 portefaix, 30 forgerons ainsi que des charpentiers pour poser les solives et les lattes de plancher et effectuer d’autres travaux nécessaires. Tout cela ne tient pas compte de la garnison susmentionnée, ni de l’achat de matériel, qu’il faudra en quantité... Des arriérés de salaire conséquents doivent encore être versés aux hommes, et nous avons les plus grandes difficultés à les garder, car ils n’ont tout simplement pas de quoi vivre...»

–  Jacques de Saint-Georges justifiant les dépenses prodigieuses liées à la construction du château de Beaumaris durant les années 1290, dans une lettre au trésorier ainsi qu’aux Barons de l’Échiquier d’Édouard Ier.

Entre 1278 et 1295 environ, Jacques supervisa la construction des châteaux d’Aberystwyth, de Beaumaris, de Builth, de Caernarfon, de Conwy, de Denbigh, de Flint, de Harlech et de Rhuddlan au Pays de Galles. De nombreuses preuves écrites révèlent que Jacques recruta et s’appuya sur des compatriotes savoyards possédant une grande expérience de la maçonnerie, et qu’il collabora avec les deux grands architectes anglais de l’époque: Richard de Chester dit «Lenginour» (vers 1265-vers 1315) et Walter de Hereford (fl. 1277, † 1309).
Caernarfon Castle
Caernarfon Castle Wikimédia
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Beaumaris Castle
Beaumaris Castle   Wikimédia
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Harlech Castle
Harlech Castle   Wikimédia
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Rhuddlan Castle
Rhuddlan Castle   Wikimédia
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Conwy Castle
Conwy Castle   Wikimédia
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Jacques fit régulièrement appel à une véritable armée d’artisans qualifiés, d’ouvriers et de porteurs. La pénurie de main-d’œuvre était un problème permanent, tout comme les retards dans les chaînes d’approvisionnement et la menace d’une rébellion ouverte parmi la population galloise. Les pourparlers entre les chevaliers locaux, les administrateurs, les trésoriers et les ouvriers demandaient du temps et de la patience, tout comme les difficultés de communication entre les maçons savoyards, gallois et anglais. La tâche de Jacques était intimidante, coûteuse et chronophage. Le fruit de son dur labeur satisfit néanmoins Édouard Ier, qui lui versa un généreux salaire en contrepartie. L’ascension sociale de Jacques est évidente dans les sources anglaises: après avoir été nommé «maître d’œuvre royal au pays de Galles» par le roi au cours des années 1280, le Savoyard devint connétable du château de Harlech en 1290.

Un riche héritage: les derniers projets de Jacques de Saint-Georges

S’il est probable que Jacques de Saint-Georges importa au Pays de Galles des éléments architecturaux savoyards (comme des tours maîtresses circulaires, des merlons à pinacle, des latrines avec leurs puits et des fenêtres), il a été prouvé récemment qu’Édouard Ier joua également un rôle majeur dans la construction des châteaux gallois. Ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu de leur importance militaire et politique capitale. Édouard Ier avait dès lors le dernier mot en matière de conception et de configuration des châteaux. Ayant beaucoup voyagé, le roi d’Angleterre avait eu l’occasion de contempler d’innombrables châteaux, palais et forteresses dans de grandes parties de l’Europe et du Moyen-Orient. On perçoit par conséquent une forte influence anglo-savoyarde dans les murailles, la construction concentrique et les porteries à deux tours des châteaux gallois, avec des influences supplémentaires provenant de France, du Levant et de Byzance. Très attaché à l’hygiène, Édouard Ier ordonna même à James de doter ses châteaux gallois de latrines en abondance.
Statue de Maître Jacques de Saint-Georges. Château de Beaumaris, Pays de Galles.
Statue de Maître Jacques de Saint-Georges. Château de Beaumaris, Pays de Galles. Wikimédia
Jacques de Saint-Georges poursuivit son œuvre jusqu’à un âge avancé, tandis que les ambitions géopolitiques d’Édouard Ier se reportèrent sur la France et l’Écosse dans les années 1290, conséquence directe de la guerre de Guyenne (1294-1303) et de la première guerre d’indépendance de l’Écosse (1296-1328). En Écosse, Jacques modernisa les défenses du château de Linlithgow au début du XIVe siècle et renforça celles du château de Stirling, avant d’en faire probablement de même pour celles du château de Kildrummy peu après. Sur le continent, Jacques travailla également sur les châteaux de Villandraut et Roquetaillade en Gascogne, à la demande du pape Clément V, allié politique du roi Édouard Ier, au cours de la première décennie du XIVe siècle. La dernière trace que Jacques de Saint-Georges laissa dans l’histoire est un paiement de 20 livres le 4 septembre 1306 (l’équivalent de 20 237.60 livres actuelles en tenant compte de l’inflation). Il décéda en 1309 au Pays de Galles ou en Écosse.
L’héritage de James de Saint-Georges inclut également ... le château de Roquetaillade en France ...
L’héritage de James de Saint-Georges inclut également ... le château de Roquetaillade en France ... Wikimédia
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... la forteresse de Châtel-Argent dans la Vallée d’Aoste en Italie ...
... la forteresse de Châtel-Argent dans la Vallée d’Aoste en Italie ... Wikimédia
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... ainsi que le château de Stirling en Écosse.
... ainsi que le château de Stirling en Écosse. Wikimédia
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Selon les historiennes et historiens de l’architecture, le génie de ce Savoyard résidait dans sa capacité à comprendre les préférences architecturales de ses clients et à les concilier avec ses vastes connaissances dans le domaine du génie militaire. Cette approche témoigne de son extraordinaire talent d’organisateur et de son opiniâtreté. Sa carrière se distingue en outre par une faculté d’adaptation et une habileté remarquables. Largement responsable de la supervision et de l’organisation de structures militaires médiévales sans doute les plus importantes de Grande-Bretagne, mais aussi d’édifices renommés en Suisse, Jacques de Saint-Georges se révèle être un curieux mélange de fonctionnaire, d’ambassadeur culturel, d’architecte et de maître maçon. Son parcours remarquable met également en lumière l’influence inestimable que lui et d’autres Savoyards au service d’Édouard Ier ont exercée sur la culture militaire et politique de l’Angleterre médiévale. Il est donc considéré par beaucoup comme l’un des plus grands architectes et maçons du Moyen Âge. Son œuvre mériterait d’être mieux connue en Suisse.

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