Le dégoût, la morale et la fourchette
L’évolution de la culture et des manières de table.
Le scénario est banal: un samedi matin au rayon alimentaire d’un grand magasin, dans la queue d’attente du comptoir à fromage, où se trouve une assiette de dégustation remplie de morceaux de fromage. Automatiquement, la main s’approche de l’assiette, le pouce et l’index s’écartent légèrement : la main s’apprête à saisir un morceau de fromage.
Mais voilà que notre regard se porte sur le gobelet rempli de cure-dents en bois, à côté de l’assiette –faut-il vraiment les utiliser ? – et sur un autre gobelet contenant les cure-dents usagés. Ce serait pourtant facile de saisir un morceau de fromage sans toucher les autres; la main continue à s’approcher du fromage. Ce qui nous gêne, ce sont les cure-dents … et la présence du vendeur. Celui-ci porte des gants – un rappel muet. Que faire alors, se servir des cure-dents? Mais desquels? Une sensation de dégoût surgit à l’idée de se tromper de gobelet. Et une autre pensée désagréable émerge à la vue de ces objets pleins de salive tout près du fromage. Il est clair maintenant que le délai de réflexion ne suffira plus à résoudre le dilemme en question.
Donc manœuvre interrompue au dernier moment : la main reste en bas et le fromage intact. On se demande bien comment un cure-dent peut nous poser tant de problèmes. D’où vient le pouvoir d’objets aussi banals sur notre comportement ? Et pourquoi celui-ci dépend-il de réflexes et sentiments de dégoût aussi profonds et difficiles à contrôler ?
Dieu et la fourchette
Norbert Elias nous donne la réponse. Ce sociologue allemand mort en 1990 ne mentionne certes pas le cure-dent, mais il a développé dans les années trente toute une théorie sociale à partir de notre rapport avec le couvert et la vaisselle, notamment le fait que l’homme occidental n’utilise plus la nappe, mais le mouchoir pour moucher son nez. Selon Elias, de telles normes de comportement illustrent de manière exemplaire une évolution qu’il désigne dans son ouvrage paru dans les années trente comme « le processus de civilisation ». Les manières se sont raffinées au fur et à mesure de la modernisation des sociétés, mais cela va bien plus loin qu’une simple étiquette. L’exemple de la fourchette montre en effet que le monde occidental n’a pas seulement acquis de meilleures manières depuis le Moyen Age, mais a subi un changement en profondeur, dans son « âme », comme l’avance Elias.
La fourchette et le Moyen Age: au 11e siècle, le doge de Venise épouse une princesse byzantine, et comme c’est l’usage dans le milieu dont elle est issue, lui aussi utilise à la cour vénitienne pour manger « de petites fourchettes dorées à deux dents », comme le rapporte un chroniqueur. Cela fait scandale. L’Eglise proteste : Dieu a créé les doigts et l’homme doit s’en servir pour toucher les dons que Dieu lui offre. Et comme la princesse, un peu plus tard, tombe gravement malade, l’explication est simple, il s’agit d’une punition divine. La fourchette va mettre ainsi longtemps à s’imposer en Italie, du moins dans la couche supérieure de la société. On ne l’utilise d’ailleurs que pour se servir dans un plat commun. Mais à partir du 16e siècle, la fourchette se répand vers le Nord, d’abord en France, puis en Angleterre et en Allemagne. « Dieu me garde des fourchettes », estime Martin Luther en 1518. Un voyageur anglais qui, en 1608, découvre en Italie la fourchette et veut faire connaitre ce nouvel objet de luxe à ses compatriotes ne récolte que des moqueries.
Le dégoût est pas inné
On peut s’étonner de la résistance à l’introduction de la fourchette – ou inversement, et cela est d’autant plus intéressant – de notre résistance à l’idée de se passer de fourchette et de manger avec les doigts. « Ce que nous ressentons comme tout naturel », dit Norbert Elias, « a été acquis laborieusement et lentement et a été transformé par la société ». Il faut ajouter que cette « transformation » engendre aussi une forte répugnance qui apparait involontairement et en apparence naturellement quand une de ces normes n’est pas respectée. Ce sentiment n’est pas inné, il se développe avec les bonnes manières, comme un pôle négatif. Le dégoût n’est donc pas un instinct, mais un produit culturel comme l’utilisation de couverts.
Retournons à la fin du Moyen Age et au début des temps modernes : jusque vers 1800, la plupart des usages qui font partie aujourd’hui des normes habituelles vont se former. Comme on peut le lire dans un manuel de bonnes manières de 1555, cela ne se fait pas à table « de se gratter la tête ou de chasser sur la nuque et le dos des poux, puces ou autres parasites et de les tuer devant les autres. » Une autre règle interdit de roter ou de vomir à table. On ne remet pas les os grignotés dans le plat commun. On garde dans la bouche ce qu‘on mâche. On ne crache pas les noyaux, mais on les retire de la bouche avec les doigts. Et la serviette n’est faite ni pour se moucher, ni pour nettoyer les dents.
Toutes ces pratiques n’auraient pas été proscrites si elles n’avaient pas été répandues. Et elles n’auraient pas été répandues si elles avaient d’emblée dégoûté les membres des sociétés de cour à qui s’adressaient d’abord ces « bonnes manières de table ». Ce qui caractérise selon Norbert Elias le processus de « civilisation » est autre chose : il s’agit d’une évolution culturelle au cours de laquelle les normes de bonne conduite se raffinent parce que les sociétés deviennent de plus en plus complexes et règlementées. C’est ainsi que la fourchette transforme aussi les « relations d’homme à homme » (Elias), car elle met à distance la nourriture, le voisin, et finalement soi-même.
Le contrôle social devient un « autocontrôle »
Effectivement, le « processus de civilisation » englobe aussi un refoulement croissant des émotions. Elias parle d‘une « augmentation du seuil de gêne et de pudeur » et d‘une « règlementation de plus en plus différenciée de tout l’appareil psychique ». On peut s’en faire une image quand on voit la multiplication des manières de table et des ustensiles dont on se sert pour manger. Car il n’y a pas seulement les fourchettes, mais aussi les fourchettes à escargot ou à homard; les couteaux de table, les couteaux à beurre, à poisson, à steak, à fromage; et les cuillères à soupe, à dessert, à café, sans oublier les cuillères à moka.
Est-ce que nous nous servons de ces ustensiles pour suivre les règles de bonne conduite? Ou est-ce l’inverse et ces ustensiles se servent-ils de nous pour que nous nous comportions de manière correcte? Norbert Elias explique comment nous intériorisons les nouvelles normes de comportement. Le contrôle social devient un « autocontrôle » auquel l’individu « ne peut échapper, même s’il en prend conscience ».
Et voilà exactement ce qui nous retient devant le cure-dent du comptoir à fromage. Notre autocontrôle prend la forme de ce minuscule bout de bois.