Hécatombe de poissons sur la Sihl, 1971.
Hécatombe de poissons sur la Sihl, 1971. Dukas

Comment une action coordon­née a sauvé les cours d’eau et les lacs de Suisse

Les cours d'eau suisses ont longtemps souffert des rejets de eaux usées, de produits chimiques et de l'énergie hydraulique. Ce n'est qu'à partir des années 1950 qu'un mouvement de protection des eaux s'est développé. Comment a-t-il atteint ses objectifs?

Noah Businger

Noah Businger

Noah Businger est historien et doctorant en histoire suisse ancienne à l'université de Berne.

En avril 1935, l’Aa d’Engelberg devait offrir un bien triste spectacle. La rivièreétait utilisée comme décharge. Ordures ménagères, déchets de l’agriculture, poubelles des établissements de cure et détritus des artisans étaient jetés à l’eau d’un même élan.
Carte postale représentant l’Aa d’Engelberg à Engelberg, date du timbre postal: 11.9.1926.
Carte postale représentant l’Aa d’Engelberg à Engelberg, date du timbre postal: 11.9.1926. e-pics
Mais à l’époque, personne – ou presque – ne s’offusquait de cette pollution pourtant bien visible. La société de pêche d’Obwald était la seule à protester auprès de la municipalité et du canton, car elle s'inquiétait pour les populations de poissons de la rivière. Pour la commune d’Engelberg, il n’y avait pas de problème: aucune truite ne vivait dans la zone de la décharge, qui était donc sans incidence pour la pêche. L’imagination des édiles n’allait pas jusqu’à concevoir que les substances nocives provenant des déchets puissent aussi contaminer l’Aa en aval, jusqu'au lac des Quatre Cantons, et décimer, voire réduire à néant des populations entières de poissons. Jusque dans les années 1950, de telles sources de pollution des eaux étaient très répandues en Suisse. Aujourd’hui, la situation s’est nettement améliorée. Les cours d’eau et les lacs sont bien plus propres et plus sains. D’où cette question: comment et par quelles étapes la protection des eaux s’est-elle développée en Suisse? Quels en ont été les principaux acteurs? Et quel a été le rôle des associations de pêche comme celle d’Obwald?
Une situation inimaginable aujourd’hui: malgré l’existence d’un service public de ramassage, les décharges privées de déchets dans les eaux étaient courantes.
Une situation inimaginable aujourd’hui: malgré l’existence d’un service public de ramassage, les décharges privées de déchets dans les eaux étaient courantes. màd

Maîtrise et exploi­ta­tion des eaux

La première phase de la protection des eaux (du 19e au milieu du 20e siècle) avait pour enjeu principal de protéger les milieux naturels de l’emprise de la civilisation. Par la consolidation des berges des torrents, la canalisation des fleuves et la régulation des lacs, les humains avaient voulu se préserver autant que possible des dangers liés à l’eau. La forte croissance économique et démographique après la Seconde Guerre mondiale ne fit qu’éloigner encore plus ces milieux de leur état naturel. De plus en plus d’ordures, de substances chimiques industrielles et d’eaux usées non traitées étaient rejetées dans les cours d’eau. Le rejet des produits toxiques et des déchets industriels dans les cours d’eau avait beau être interdit depuis la révision de 1888 de la loi sur la pêche, dans les années 1950, de nombreux cours d’eau de Suisse étaient morts. Les endiguements et les centrales électriques, par exemple, empêchaient la migration des poissons, chez lesquels on constatait presque quotidiennement de fortes mortalités dues au rejet de substances toxiques.
En 1962, ce ne sont pas des canots pneumatiques qui voguent sur l’Aar près d’Aarbourg, mais des amas de mousse. La raison: des produits de nettoyage synthétiques sont déversés tels quels dans les rivières et les fleuves de Suisse.
En 1962, ce ne sont pas des canots pneumatiques qui voguent sur l’Aar près d’Aarbourg, mais des amas de mousse. La raison: des produits de nettoyage synthétiques sont déversés tels quels dans les rivières et les fleuves de Suisse. Eawag
Il fallut l’adoption de lois plus contraignantes, un changement de priorités politiques, un certain nombre d’évolutions techniques et une prise de conscience dans la population pour que l’état écologique des eaux s’améliore progressivement à partir de 1950 et qu’elles retrouvent leur qualité de biotope et d’espace de loisirs.

Depuis plus de 70 ans, la loi fédérale sur la pêche […] obligeait les cantons à protéger les eaux piscicoles. Malheu­reu­se­ment, les disposi­tions de cette loi […] étaient en grande partie restées lettre morte.

Alfred Matthey-Doret, chef du Service fédéral de la protection des eaux, évoque en 1961 les circonstances dans lesquelles la première loi sur la protection des eaux a vu le jour.
Hécatombe de poissons dans le lac de Neuchâtel pollué, 1964. Les rejets de substances chimiques et d’engrais entraînaient un développement massif d’algues qui perturbaient l’équilibre biologique et faisaient baisser la teneur en oxygène de l’eau.
La baignade dans le lac a été interdite.
Hécatombe de poissons dans le lac de Neuchâtel pollué, 1964. Les rejets de substances chimiques et d’engrais entraînaient un développement massif d’algues qui perturbaient l’équilibre biologique et faisaient baisser la teneur en oxygène de l’eau. La baignade dans le lac a été interdite. Keystone

Une protec­tion des eaux axée sur la technologie

En 1955, le Parlement adopta la première loi sur la protection des eaux. Elle marqua un important changement de paradigme. Pour la première fois, cette loi donnait à la Confédération la compétence de préserver les eaux suisses des atteintes nuisibles. Dans un premier temps, la loi n’eut pas beaucoup d’effets: en 1963, 14% de la population suisse seulement était raccordée au réseau d’égouts. Pourtant, la loi de 1955 ouvrit la porte à d’autres dispositions juridiques visant à protéger les eaux. La Confédération se dota de compétences supplémentaires avec la loi sur la protection de la nature et du paysage (1967), la deuxième loi sur la protection des eaux (1972) et la troisième loi sur la pêche (1975). Elle encouragea la construction de stations d’épuration grâce à d’importantes subventions. Grâce à ces mesures, la pollution des eaux diminua fortement. Mais qu’est-ce qui a poussé la Confédération à s’emparer tout à coup de la question des eaux? Qui a réclamé que l’on consacre davantage de moyens publics à la préservation de la propreté et de la santé des eaux?
Vers 1953, des fonctionnaires visitent la station d'épuration expérimentale de la Tüffenwies. Cette installation appartenait à l’EAWAG (Institut fédéral pour l’aménagement, l’épuration et la protection des eaux), qui sensibilisait la population à la protection des eaux en coopération avec différents médias.
Vers 1953, des fonctionnaires visitent la station d'épuration expérimentale de la Tüffenwies. Cette installation appartenait à l’EAWAG (Institut fédéral pour l’aménagement, l’épuration et la protection des eaux), qui sensibilisait la population à la protection des eaux en coopération avec différents médias. Eawag
À partir des années 1940, des médias comme la Neue Zürcher Zeitung contribuèrent à faire de la protection des eaux un sujet public. Les journaux rapportèrent des cas de pollution, offrirent une tribune aux chercheurs et défenseurs de la protection des eaux et permirent d’accéder facilement aux informations pertinentes. Au début des années 1960, l’omniprésence du thème de la protection des eaux dans les médias suisses poussa les pouvoirs publics à agir.
En 1978, la situation se clarifie enfin dans le canton d’Obwald: construction de la station d’épuration du Sarneraatal à Alpnach.
En 1978, la situation se clarifie enfin dans le canton d’Obwald: construction de la station d’épuration du Sarneraatal à Alpnach. Archives de l'Etat du canton d'Obwald
À partir de 1950, les associations de pêche, directement concernées par cette problématique, étaient devenues des acteurs importants du discours sur la protection des eaux qu’elles incarnaient par procuration. Fréquentant régulièrement les cours et plans d’eau, elles avaient accumulé beaucoup de connaissances de terrain et alertaient depuis longtemps sur la pollution des eaux. La Fédération suisse de pêche et ses sections cantonales étaient particulièrement actives. Elles exigeaient l’application des lois fédérales, faisaient de la pédagogie dans les médias, et appuyaient leurs revendications à la fois sur des informations scientifiques et sur le savoir empirique de leur base.
Les pêcheurs et pêcheuses reçurent le renfort des organisations de protection de la nature et du paysage. Dès le début du 20e siècle, un mouvement patriotique de défense de la nature avait vu le jour sous la houlette de la Ligue suisse pour la protection de la nature (devenue Pro Natura). Selon ses adeptes, la nature était l’expression de la richesse nationale, et devait donc être protégée des effets délétères de la modernisation. Le seul et unique objectif de la protection des eaux était alors de préserver la beauté naturelle des paysages. Dans cette vision des choses, la pêche était un aspect du «caractère suisse», et à ce titre considérée comme un élément du mouvement patriotique de protection des paysages.

À l’instar de nos forêts, nos plans et cours d’eau sont un peu de notre terre natale: il nous appartient d’en prendre le plus grand soin et d’en empêcher la dégrada­tion par tous les moyens dont nous disposons.

Rapport annuel de la Société des pêcheurs amateurs d’Obwald, 1941
C’est la collaboration fructueuse des milieux défendant la protection des eaux (sociétés de pêche, organisations de protection de la nature, institutions de recherche, médias) qui a suscité, à partir des années 1950, un profond changement de l’action publique en matière de protection des eaux. L’objectif était désormais de réduire les pollutions.
Aujourd’hui, la baignade dans l’Aar à Berne est inscrite sur la liste des traditions vivantes en Suisse. Une pratique qui n’a pas toujours été une évidence. YouTube

Les considé­ra­tions écologiques s’imposent

Dans les années 1990, on a de nouveau changé de regard sur les cours d’eau. En complément des mesures techniques visant à réduire les rejets de produits chimiques, on a vu s’imposer de plus en plus une vision globale des eaux, considérées comme une part de nature menacée. Les aspects écologiques ont été mieux pris en compte dans la quatrième loi sur la pêche (1991) et dans les troisième et quatrième lois sur la protection des eaux (1991, 2011). Pour les atteindre, on mise sur la revitalisation des cours d’eau et la diminution de l’impact négatif de l’énergie hydraulique. Revalorisation écologique, garantie de débit résiduel, échelles à poissons sont désormais bien ancrées dans le discours. Un autre exemple du canton d’Obwald montre ce que ces évolutions signifient concrètement. Depuis 1955, il existe une centrale hydroélectrique sur l’Aa de Sarnen, entre Sarnen et Alpnach, dont la retenue forme le lac Wichelsee. Le fonctionnement de la centrale asséchait la rivière en contrebas du barrage durant dix à onze mois par an. La Société de pêche d’Obwald avait demandé, avant la construction, qu’un débit résiduel suffisant soit conservé et une échelle à poissons aménagée pour assurer le passage des poissons depuis le lac. En vain. Les considérations économiques de maximisation du profit avaient primé sur les exigences écologiques de l’association. Privée de tout débit résiduel, l’Aa de Sarnen dépérit, et la route principale de migration des poissons dans le canton d’Obwald fut interrompue.
Le Wichelsee et l’Aa de Sarnen quasiment asséchée en aval de la centrale, 02.04.1959.
Le Wichelsee et l’Aa de Sarnen quasiment asséchée en aval de la centrale, 02.04.1959. Swissair-Photo AG
Il fallut attendre la fin des années 1990 pour que la situation s’améliore. Dans une étude sur l’écologie des cours d’eau, le biologiste Ueli Rippmann recommandait de s’éloigner du «dogme de l’exploitation à 100% et sans scrupules». Selon lui, en réduisant juste un peu la production et en aménageant une passe à poissons, on obtenait un débit résiduel suffisant pour revitaliser le lit de la rivière à sec. Cette expertise, associée à la pression des associations de pêche amena finalement le canton de mettre en œuvre diverses mesures écologiques le long du lit de la rivière.

Coordon­ner l’action pour provoquer le changement

Les exemples de l’Aa d’Engelberg et de l’Aa de Sarnen sont représentatifs de l’évolution de la protection des eaux en Suisse. Jusqu’au 21e siècle, les autorités politiques et administratives avaient tendance à traiter le sujet de manière purement réactive: d’abord par méconnaissance de la problématique, mais aussi parce que priorité était donnée à l’exploitation économique de l’eau. Il a fallu l’action coordonnée de scientifiques, de journalistes, d’associations de pêche et de protection de la nature pour qu’enfin l’État et la société changent leur perception du problème – et passent à l’action. Étape par étape, ces acteurs sont parvenus à lutter contre la pollution des cours et plans d’eau, et finalement à imposer leur restauration écologique.
Qualité des eaux suisses: où en est-on aujourd’hui? YouTube

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