La centrale hydroélectrique au fil de l’eau de Laufenburg, sur le haut Rhin, mise en service en 1914, est aujourd’hui protégée au titre des monuments historiques et déclarée bien culturel d’importance nationale. Photographie du 26 mai 1953.
La centrale hydroélectrique au fil de l’eau de Laufenburg, sur le haut Rhin, mise en service en 1914, est aujourd’hui protégée au titre des monuments historiques et déclarée bien culturel d’importance nationale. Photographie du 26 mai 1953. ETH Bibliothek Zurich

La puissance de l’eau

L’idée de tirer parti de la puissance de l’eau remonte à des temps reculés. L’eau mettait en action des moulins à céréales, des métiers à tisser... Mais c’est dans l’électrification du pays que l’énergie hydraulique a révélé son plus grand potentiel.

Jean-Luc Rickenbacher

Jean-Luc Rickenbacher

Jean-Luc Rickenbacher est historien et conservateur au Musée Suisse des Transports à Lucerne.

À l’époque romaine, il existait déjà sur le territoire de la Suisse actuelle des roues à aubes actionnant des moulins à céréales et des systèmes destinés à puiser de l’eau. Confectionnées en bois, ces roues étaient les seules sources de puissance motrice, avec la force éolienne et la force musculaire d’origine humaine ou animale. La force hydraulique était utilisée à des fins artisanales, par exemple dans des scieries ou des forges, tandis que dans les premiers temps de l’industrialisation, elle servait à actionner des métiers à filer, à retordre ou à tisser.
Un moulin à seigle actionné par la force hydraulique dans le canton du Valais, 1903.
La force hydraulique se révéla particulièrement utile lors de l’électrification de la Suisse. En passant dans des turbines, l’énergie cinétique de l’eau est transformée en énergie de rotation, ce qui fait tourner l’arbre de la turbine. Un générateur utilise cette rotation pour produire de l’électricité. En 1878, Johannes Badrutt (1819-1889), pionnier de l’hôtellerie, avait été à tel point fasciné par l’éclairage électrique présenté à l’Exposition universelle de Paris que dès cette même année, il avait fait installer une turbine à eau à Saint-Moritz. La première lumière électrique de Suisse brilla donc le 18 juillet 1879 dans l’ancienne salle à manger de l’hôtel Kulm de Saint-Moritz. L’électricité était synonyme de progrès et de prospérité. Rien d’étonnant, donc, à ce que la première voie ferrée fonctionnant à l’électricité de Suisse ait été celle du tramway Vevey-Montreux-Chillon, dans la région touristique du Léman. Avec la ligne du Lötschberg et les Chemins de fer rhétiques, l’électrification s’étendit aussi aux lignes plus importantes.
Montage des caténaires sur une ligne des Chemins de fer rhétiques (RhB) près de Sumvitg, dans la Surselva, 1922.
Montage des caténaires sur une ligne des Chemins de fer rhétiques (RhB) près de Sumvitg, dans la Surselva, 1922. Archives des Chemins de fer rhétiques

Une Suisse dépendante des importa­tions énergétiques

Très tôt, la Suisse fit parler d’elle pour de nombreux records: construction du premier barrage en béton d’Europe près de Pérolles, au sud de Fribourg, en 1872; du premier barrage-voûte d’Europe (barrage de Montsalvens) en 1921; et du plus haut barrage du monde (111 m) dans le Wägital en 1924. Le charbon n’en demeurait pas moins la principale source d’énergie, et de loin. En 1910, l’électricité ne représentait qu’environ 3,5% de toute l’énergie utilisée en Suisse. La production indigène étant insuffisante, la houille devait être importée de l’étranger. Cette dépendance devint particulièrement criante pendant la Première Guerre mondiale. La guerre achevée, la Suisse se remit à l'ouvrage. Les CFF électrifièrent leurs lignes de chemin de fer et construisirent à cet effet leurs propres centrales hydroélectriques: Ritom (1920), dans le Tessin, et Amsteg (1922), dans le canton d’Uri, permirent d’électrifier la ligne du Saint-Gothard, et à partir du 28 mai 1922, tout le tronçon de Lucerne à Chiasso fonctionna à l’électricité.
Déchargement d’un tuyau depuis le funiculaire dans le cadre de la construction de la conduite forcée. En bas, dans la vallée, on aperçoit la centrale électrique d’Amsteg. Photo prise vers 1920.
Déchargement d’un tuyau depuis le funiculaire dans le cadre de la construction de la conduite forcée. En bas, dans la vallée, on aperçoit la centrale électrique d’Amsteg. Photo prise vers 1920. CFF Historic
Au début du XXe siècle, l’électrification des CFF était d’une importance capitale pour le secteur de la production d’électricité, encore naissant, comme pour le pays tout entier. Dans l’entre-deux-guerres, l’énergie hydraulique devint un enjeu d’envergure nationale: surnommée «la houille blanche», l’électricité était opposée au «charbon sale», noir, venu de l’étranger.
Affiche de Walter Diggelmann datant de 1936. La Suisse est représentée comme un pays de montagnes doté de ressources hydriques considérables. Au premier plan, les câbles électriques qui passent au-dessus de la croix fédérale ressemblent à une perfusion. Tout le pays doit être approvisionné en «houille blanche», c’est-à-dire en hydroélectricité.
Affiche de Walter Diggelmann datant de 1936. La Suisse est représentée comme un pays de montagnes doté de ressources hydriques considérables. Au premier plan, les câbles électriques qui passent au-dessus de la croix fédérale ressemblent à une perfusion. Tout le pays doit être approvisionné en «houille blanche», c’est-à-dire en hydroélectricité. CFF Historic

L’énergie hydrau­lique, un mythe suisse

Après la Seconde Guerre mondiale, les appétits énergétiques augmentent encore sous l’effet de l’électrification de différents secteurs et de l’apparition des appareils ménagers et des chauffages électriques, biens de consommation très appréciés dans l’après-guerre. En 1956, 17 centrales électriques sont en chantier en Suisse, la plupart dans les régions alpines. En Valais, la construction du nouveau barrage de la Grande Dixence, qui s’étendra de 1951 à 1965, est à bien des égards un chantier de superlatifs, symbole s’il en est des projets hydroélectriques gigantesques. Les murailles s’érigeant à des altitudes vertigineuses contribuent à la naissance d’un mythe suisse. Après l’atteinte portée à la réputation du pays pendant la Seconde Guerre mondiale, l’énergie hydraulique flatte la conscience collective de la Suisse: un petit peuple, au beau milieu de l’Europe, parvient à dompter l’eau, et dans une nature hostile, à tirer parti de l’énergie la plus pure qui soit grâce à ses innombrables ingénieurs et inventeurs de machines - dans l'intérêt du développement du pays.
Le barrage de la Grande Dixence, en Valais, mesure 700 m de long et 285 m de haut, tandis que le lac de retenue, le lac des Dix a une capacité d’environ 400 millions de m3. Photo prise en 1962.
Le barrage de la Grande Dixence, en Valais, mesure 700 m de long et 285 m de haut, tandis que le lac de retenue, le lac des Dix a une capacité d’environ 400 millions de m3. Photo prise en 1962. ETH Bibliothek Zurich

Chantiers et main d’œuvre étrangère

La réalisation des projets hydroélectriques et la construction des barrages exigeaient une logistique sophistiquée. Sur place, il fallut construire des routes supplémentaires, une usine de béton, des entrepôts de stockage pour les quantités faramineuses de matériaux nécessaires, des hébergements et d’autres bâtiments pour les travailleurs. Dans le canton de Glaris, la centrale Linth-Limmern, difficilement accessible, nécessita la construction de téléphériques pour acheminer les matériaux à près de 2000 mètres d’altitude. Deux tramways des transports publics zurichois circulant sous terre permettaient aux ouvriers d’accéder au chantier.
Tramway des transports publics zurichois, caractéristique du paysage urbain jusqu’au début des années 1950, utilisé lors de la construction de la centrale de Linth-Limmern, 1960.
Tramway des transports publics zurichois, caractéristique du paysage urbain jusqu’au début des années 1950, utilisé lors de la construction de la centrale de Linth-Limmern, 1960. ETH Bibliothek Zurich
Les projets hydroélectriques s’invitèrent à maintes reprises dans les relations internationales. Dans certaines situations, la construction des barrages et l’exploitation des ressources hydriques nécessitèrent même une modification de la frontière - ce fut le cas avec l’Italie en 1953 et avec la France en 1963. Les chantiers en haute montagne étaient de véritables épreuves physiques et psychiques pour les ouvriers, la plupart venus d’Italie. Sans compter les accidents parfois gravissimes. En 1965, pendant la construction de la digue de Mattmark, en Valais, la chute d’une langue de glacier ensevelit 88 personnes, dont une majorité de travailleurs italiens.
Le 30 août 1965, d’énormes blocs de glace se détachent du glacier de l’Allalin et ravagent le chantier de la digue de Mattmark. YouTube / RTS

Une énergie controversée

La Suisse est considérée comme le château d’eau de l’Europe. Mais en dépit de conditions a priori idéales, l’intégration de l’énergie hydraulique au système énergétique suisse n’alla pas sans heurts. Elle s’accompagna de négociations permanentes qui s’achevèrent fréquemment par un compromis typiquement suisse. Dans les débats, souvent empreints d’affects, les partisans des projets hydroélectriques comme leurs pourfendeurs en appelaient à des idéaux abstraits tels que le bien commun ou la nature pour étayer leur argumentaire. Certains chantiers soulevèrent une opposition farouche. Dans les années 1940, on envisageait la construction d’un barrage dans l’Urseren (canton d’Uri) - 2000 personnes auraient dû abandonner leurs terres pour laisser place au lac de retenue. Après des protestations pacifiques, la situation finit par dégénérer le 9 février 1946 lors de l’«émeute d’Andermatt». Cette nuit-là, la population en colère menaça de jeter l’ingénieur en chef par-dessus le pont du Diable, et saccagea un bureau d’architecture impliqué dans le projet.
Panneau de protestation contre le projet de barrage dans l’Urseren à Andermatt. Photo d’Ernst Brunner, 1945/1946.
Panneau de protestation contre le projet de barrage dans l’Urseren à Andermatt. Photo d’Ernst Brunner, 1945/1946. Société Suisse des Traditions Populaires
Victime collatérale: disparition de l’ancien hospice, submergé par le nouveau lac du Grimsel, 31 août 1930.
Victime collatérale: disparition de l’ancien hospice, submergé par le nouveau lac du Grimsel, 31 août 1930. ETH Bibliothek Zurich
Après l’achèvement de divers autres projets, l’euphorie de l’hydroélectricité déclina à la fin des années 1960. La Suisse aussi se tourna vers le nucléaire pour couvrir ses besoins énergétiques. Des normes environnementales plus strictes ralentirent la réalisation de projets hydroélectriques. Aujourd’hui encore, la perception de l’énergie hydraulique reste ambivalente: les mouvements de défense de la nature déplorent l’atteinte aux paysages et la perte de biodiversité qu’elle entraîne. À l’inverse, d’autres militants écologistes y voient l'une des manières les plus durables de produire de l’électricité et de protéger le climat. Une chose est sûre: les lacs de retenue représentent une source fiable d’énergie renouvelable, mais sont aussi de gigantesques réservoirs d’énergie, et aident à pallier les pénuries d’électricité en hiver.

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