En 1952, le Ciné-Journal suisse proposa un reportage sur la loutre, alors menacée de disparition. Memobase

La dernière loutre

La persécution ciblée, la modification de l’habitat et les polluants envi-ronnementaux sont considérées comme les causes de l’extinction de la loutre, comme on peut le lire devant un spécimen empaillé datant de plus d’un siècle exposé au Naturama d’Aarau. Déclarée en 1990, l’«extinction de la loutre en Suisse» est étroitement liée à l’histoire économique du pays.

Claudia Aufdermauer

Claudia Aufdermauer

Claudia Aufdermauer est une historienne indépendante.

La dernière observation d’une loutre avant son extinction en Suisse pour un temps remonte à 1989, au bord du lac de Neuchâtel. On ignore combien de personnes prirent alors la mesure du caractère exceptionnel de ce spectacle naturel. Les spécialistes, à commencer par le Groupe Loutre Suisse, savaient que les jours de la loutre étaient comptés. «Il faudra se faire à l’idée que la loutre n’existe plus dans notre pays que dans les zoos et les musées», écrivirent-ils, en 1990, dans un rapport destiné à l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage.
Une loutre au Zoo de Zurich, 1985.
Une loutre au Zoo de Zurich, 1985. e-pics
La loutre ne s’est pas éteinte du jour au lendemain. Consciemment ou non, la Suisse a longtemps contribué à sa disparition. À la faveur de l’industrialisation, des canaux furent construits, des roues hydrauliques exploitées, des cours d’eau corrigés, des zones humides asséchées, et des voies navigables empruntées par des bateaux à vapeur. Les déchets solides et les eaux usées des usines et des villes étaient déversés sans nettoyage préalable dans les cours d’eau, pour finir dans le grand réservoir que forme la mer. Un changement de perspective se dessina en 1875. Certaines espèces de poisson furent pour la première fois placées sous protection nationale: les effluents des usines nocifs pour les poissons ainsi que la pêche à la dynamite furent interdits, et des périodes de fermeture mises en place. Tout cela n’avait toutefois rien à voir avec l’amour des animaux tel qu’on l’entend aujourd’hui. L’objectif déclaré de la loi fédérale sur la pêche était de doubler le revenu annuel de la pêche en Suisse, qui s’élevait alors à 400 000 francs. Autre aspect révélateur de l’état d’esprit de l’époque: la loutre était désormais un animal à abattre, au sens propre du terme.
Le chasseur Rudolf Plattner pose avec une loutre abattue à Reigoldswil, 1927.
Le chasseur Rudolf Plattner pose avec une loutre abattue à Reigoldswil, 1927. Archives d’État du canton de Bâle-Campagne, StABL PA 6281 02.01
L’augmentation du rendement de la pêche passait par l’éradication des animaux particulièrement nuisibles. À la demande de la Confédération, les cantons introduisirent ainsi des primes de chasse: en 1891, dans le canton de Zoug, la griffe coupée d’un héron valait 6 francs et le museau d’une loutre 30 francs. De l’avis du Conseil fédéral, ces primes étaient encore trop faibles au regard des «dommages considérables que ce prédateur causait aux poissons». Les cantons augmentèrent alors les primes
En 1890, dans le journal Geschäftsblatt für den obern Teil des Kantons Bern, un chasseur est félicité pour avoir abattu sept loutres. D’autres chasseurs sont par ailleurs encouragés à s’adonner à la chasse à la loutre, une activité lucrative.
En 1890, dans le journal Geschäftsblatt für den obern Teil des Kantons Bern, un chasseur est félicité pour avoir abattu sept loutres. D’autres chasseurs sont par ailleurs encouragés à s’adonner à la chasse à la loutre, une activité lucrative. e-newspaperarchives
Les effectifs de l’espèce entamèrent alors leur déclin. Au milieu du 20e siècle, la Suisse ne comptait plus qu’une centaine de loutres. Si elle semblait sur la bonne voie, l’éradication ne constituait toutefois plus un objectif à atteindre. Dans le sillage de la Ligue suisse pour la protection de la nature (aujourd’hui Pro Natura), qui s’engageait pour la préservation de la loutre depuis 1917, un changement de perspective se dessina progressivement au niveau national. La loutre obtint le statut d’espèce protégée en 1952. Sa population continua toutefois à diminuer, et ce en dépit des tentatives de réintroduction de la population menées dans les années 1970. Comment expliquer ce déclin? Pourquoi les dispositions de protection étaient-elles sans effet sur les effectifs de la loutre? En 1990, le groupe Loutre Suisse se pencha sur ces questions et étudia les raisons de l’échec de la réintroduction de la loutre au cours des dernières décennies. Il parvint à la conclusion que ce dernier n’était pas lié à un manque d’habitats adaptés, un recul des populations étant constaté à l’échelle de toute l’Europe. Le groupe était convaincu que la seule hypothèse susceptible d’expliquer l’extinction globale de la loutre en Europe était un empoisonnement chronique dû aux PCB contenus dans son alimentation.
Illustration de l’accumulation de substances toxiques dans la chaîne alimentaire, vers 1979.
Illustration de l’accumulation de substances toxiques dans la chaîne alimentaire, vers 1979. Écologie et protection de l’environnement. Une contribution de la Compagnie suisse de réas-surance à Zurich au débat autour de la problématique «écologie et environnement».
Les polychlorobiphényles, ou PCB, ont été utilisés comme produits chimiques industriels dans le monde entier à partir de 1930. En Suisse, on les trouvait notamment dans les huiles isolantes des transformateurs, dans les condensateurs des tubes fluorescents, et dans les masses d’étanchéité des joints. Les PCB présentent pour l’industrie d’excellentes propriétés chimiques et physiques: ils protègent des acides forts, conduisent la chaleur et sont peu solubles dans l’eau, extrêmement résistants à la chaleur et chimiquement stables. Cette stabilité chimique les rend difficilement biodégradables. Leur liposolubilité entraîne leur accumulation dans la chaîne alimentaire. On parle de bioaccumulation. Les PCB pourraient par ailleurs être cancérigènes. Ils sont présents dans le monde entier: des traces de PCB ont été décelées dans des cheveux d’enfants, des aigles de mer, des poissons et des phoques arctiques. L’interdiction des PCB s’est généralisée à partir des années 1970. En Suisse, ils sont totalement interdits depuis 1986. Comme l’a indiqué le Groupe Loutre Suisse, le soupçon selon lequel la concentration élevée de PCB dans la graisse corporelle rendrait les loutres, qui se situent à la fin de la chaîne alimentaire, inaptes à la reproduction, s’est confirmé. Des expériences menées sur des visons, une espèce proche de la loutre, l’auraient attesté. En 1990, le Groupe Loutre Suisse a estimé que la réintroduction d’autres loutres n’était pas judicieuse compte tenu de la contamination élevée des eaux suisses par les PCB. L’animal n’aurait eu, en l’état actuel, «plus aucune chance de survie». La mort du dernier spécimen sur les rives du lac de Neuchâtel marquait selon le Groupe Loutre Suisse la «fin de la loutre en Suisse». Pendant 20 ans, l’animal ne put être admiré en Suisse que dans les musées, les parcs animaliers ou les zoos. On ignore dans quelle mesure cette perte de biodiversité fut perçue par l’opinion publique. Depuis 2009, quelques spécimens ont été observés en Suisse. Selon la fondation Pro Lutra, qui s’engage pour la recolonisation de la loutre en Suisse, les loutres auraient spontanément fait leur retour dans le pays en traversant le Rhône, le lac de Constance, l’Inn et le lac Majeur.
La loutre fait son retour en Suisse depuis quelques années. La carte indique les endroits où l’animal a été observé entre 2020 et 2025.
La loutre fait son retour en Suisse depuis quelques années. La carte indique les endroits où l’animal a été observé entre 2020 et 2025. Pro Lutra
Que révèle le retour de la loutre en Suisse sur la contamination des eaux du pays par les PCB? Selon l’Office fédéral de l’environnement, les concentrations de PCB dans l’air, le sol et dans les sédiments des eaux superficielles ont diminué depuis l’interdiction totale. Des quantités importantes de PCB utilisés pour d’anciennes applications restent toutefois présentes. Les sources de pollution restantes doivent être analysées et éliminées progressivement dans les règles de l’art. L’importance de cette démarche a été mise en évidence en 2016 lorsque, dans le cadre de travaux d’entretien du barrage Punt dal Gall, des particules d’une peinture anticorrosion contenant des PCB furent déversées dans le Spöl, qui traverse le Parc national suisse. Quatre ans plus tard, un hibou grand-duc mort, qui présentait un taux de PCB extrêmement élevé, fut trouvé dans le parc. À la suite de ces incidents, une étude et une comparaison de la concentration de PCB dans le Spöl et dans des eaux moins contaminées doivent être réalisées à partir de 2025. L’objectif est d’acquérir des connaissances sur la pollution et l’assainissement de différents systèmes hydrographiques.

La Suisse empoisonnée

Il n’existe que peu d’études consacrées aux côtés sombres de l’industrialisation. Claudia Aufdermauer s’y intéresse dans son ouvrage «Vergiftete Schweiz. Eine andere Geschichte der Industrialisierung». En se concentrant sur le 19e siècle et le début du 20e siècle, elle retrace l’histoire environnementale de l’industrialisation et met en lumière ses conséquences jusqu’à aujourd’hui.

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