«Europa» par Judith Müller, huile et acrylique sur toile, 1952.
«Europa» par Judith Müller, huile et acrylique sur toile, 1952. ArchivArte, Berne

Judith Müller – une artiste bernoise tombée dans l’oubli

Née dans un milieu artistique, Judith Müller a marqué la scène artistique bernoise de son empreinte durant des décennies. Malgré ses fresques peintes dans des lieux publics, ses nombreuses expositions et son grand engagement artistique, son œuvre a disparu de la mémoire culturelle.

Rachel Huber

Rachel Huber

Rachel Huber est historienne et chercheuse associée à l'Université de Berne.

Judith Müller s’inscrit encore de justesse dans l’art moderne, un mouvement artistique qui débute vers 1850 et s’achève vers 1950 et qui a révélé certains des artistes les plus célèbres et les plus cotés sur le marché de l’art. Alors que la production tardive de Ferdinand Gehr (1896-1996), entamée dans les années d’après-guerre, ou les œuvres d’Alberto Giacometti (1901-1966) et de Sophie Täuber Arps (1889-1943) sont restées gravées dans la mémoire collective, celles de Judith Müller (1923-1977) restent méconnues, bien que l’artiste soit née en 1923 à Lugano, dans un milieu artistique suisse renommé, tout comme son frère jumeau Kaspar.

Le typhus et l’art dégénéré

Judith Müller est la fille du célèbre peintre expressionniste Albert Müller (1897-1926), dont l’ami le plus proche n’était autre qu’Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938). Un an seulement après sa naissance, Albert Müller et d’autres membres du cercle de Kirchner fondent à Bâle le groupe d’artistes contestataires «Rot-Blau» (rouge-bleu), qui aura une influence considérable sur la scène artistique.
«Vignobles au Tessin» par Albert Müller, huile sur toile, 1925.
«Vignobles au Tessin» par Albert Müller, huile sur toile, 1925. Wikimédia
La petite Judith a trois ans lorsqu’elle perd son père, emporté par le typhus. Les enfants d’Albert Müller et son épouse Anna (née Hübscher) ont également contracté cette maladie mortelle. Anna, la mère de Judith, y a succombé quelques semaines seulement après son mari, en 1927. Les enfants survécurent. Devenus orphelins, ils ont été élevés par leur tante à Berne.

Sous le régime nazi, les tableaux d’Albert Müller exposés en Allemagne ont été confisqués dans le cadre de l’opération «Art dégénéré». L’un a été détruit, l’autre reste introuvable à ce jour. Judith se chargera plus tard de gérer la succession de son père.

En 1940, Judith fréquente l’école des arts et métiers et entre en 1941 à l’école de peinture de Max von Mühlenen à Berne. En 1947 et 1948, elle suit une formation de peintre verrière auprès de Paul Wüthrich, également à Berne. Un parcours inhabituel pour l’époque: peu de femmes suivaient une formation artistique, ces disciplines étant majoritairement dominées par la gent masculine.

Dès 1941-42, à l’âge de 19 ans, elle expose ses œuvres pour la première fois lors de l’exposition de Noël annuelle des peintres et sculpteurs bernois. Ses tableaux y seront ensuite présentés presque chaque année pendant trois décennies.
Affiche de l’exposition de Noël à la Kunsthalle de Berne. Judith Müller y a exposé ses œuvres pendant de nombreuses années.
Affiche de l’exposition de Noël à la Kunsthalle de Berne. Judith Müller y a exposé ses œuvres pendant de nombreuses années. Collection d’affiches, SfG Basel, CH-000957-X:18470
Les œuvres de Judith Müller ont été présentées à la Kunsthalle de Berne aux côtés de celles d’artistes suisses renommés. Elle y a notamment exposé avec Margrit Linck-Daepp et Meret Oppenheim dans le cadre de l’exposition de la section bernoise de la Société suisse des femmes peintres, sculpteurs et décoratrices en 1953 et 1971.
Tout au long de sa vie, de 1942 jusqu’à sa mort en 1977, son atelier se trouvait dans la célèbre maison d’artistes située au 20 de la Postgasse à Berne, un lieu dédié à la créativité où travaillait aussi Meret Oppenheim. Sur la photo, la maison est la deuxième en partant de la droite.
Tout au long de sa vie, de 1942 jusqu’à sa mort en 1977, son atelier se trouvait dans la célèbre maison d’artistes située au 20 de la Postgasse à Berne, un lieu dédié à la créativité où travaillait aussi Meret Oppenheim. Sur la photo, la maison est la deuxième en partant de la droite. Wikimédia

Un engage­ment au sein du mouvement féministe suisse

La Société des peintres et sculpteurs suisses (SPSS), fondée en 1866, était exclusivement composée d’hommes. Les femmes n’y étaient pas admises et la misogynie y régnait en maître. Ferdinand Hodler, membre influent de l’association, déclarait d’ailleurs: «Nous ne voulons pas de bonnes femmes!».

Du fait de leur exclusion de la société officielle des artistes, les femmes ne pouvaient participer aux expositions nationales officielles. Face à cet obstacle existentiel, elles fondèrent en 1902, la Société romande des femmes peintres et sculpteurs, présidée par Berthe Sandoz-Lassieur. D’autres sections régionales virent le jour et l’association a ensuite été rebaptisée Société suisse des femmes peintres, sculpteurs et décoratrices (SSFPSD, devenue SSFA). Elle existe encore aujourd’hui, bien que la SPSS ait été contrainte d’admettre les artistes féminines après l’introduction du droit de vote des femmes.

Judith Müller a adhéré à la SSFPSD en 1953. Afin de soutenir la cause des femmes et parce qu’elle en côtoyait un grand nombre, artistes ou non, elle exposa en 1958 lors de la deuxième Exposition suisse pour le travail féminin. Son tableau, intitulé «Le Poète», est sans nul doute l’une de ses plus belles œuvres.
Judith Müller a exposé le tableau «Le Poète» lors de la deuxième Exposition suisse pour le travail féminin.
Judith Müller a exposé le tableau «Le Poète» lors de la deuxième Exposition suisse pour le travail féminin. Photo: Rachel Huber

Des œuvres oubliées, dissimu­lées et invisibilisées

Judith Müller n’a pas seulement peint des tableaux classiques, mais a également réalisé diverses fresques sur des bâtiments publics. La plupart n’existent plus, comme celle de l’ancien magasin de chaussures Fremo à Berne. La fresque monumentale «Elftausend Jungfrauen» (Onze mille vierges) qui orne la poste principale de Bâle est encore visible, mais bien cachée. Aujourd’hui, on ne peut plus qu’imaginer le caractère imposant de cette œuvre.
La fresque «Elftausend Jungfrauen» dans le hall des guichets de la poste principale de Bâle. Aujourd’hui, elle n’est plus accessible au public et a été en partie recouverte.
La fresque «Elftausend Jungfrauen» dans le hall des guichets de la poste principale de Bâle. Aujourd’hui, elle n’est plus accessible au public et a été en partie recouverte.
La fresque «Elftausend Jungfrauen» dans le hall des guichets de la poste principale de Bâle. Aujourd’hui, elle n’est plus accessible au public et a été en partie recouverte. ArchivArte, Berne / mural.ch, photo: Dirk Weiss
En 1977, Judith Müller décide de mettre fin à ses jours. La tragédie, qui avait marqué sa vie dès son plus jeune âge, a donc continué de faire partie intégrante de son histoire jusqu’à son dernier souffle.
Portrait de Judith Müller, non daté.
Portrait de Judith Müller, non daté. ArchivArte, Berne
Au vu de son histoire familiale mouvementée et tragique, de son œuvre éclectique et de son engagement au sein du mouvement féministe suisse, il est bien difficile de comprendre pourquoi cette artiste est restée dans l’ombre.

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