
Un peintre suisse en Amérique
Frank Buchser est l’un des personnages les plus hauts en couleur de l’art suisse du 19e siècle. Bon nombre de ses œuvres ont vu le jour pendant les années qu’il a passées aux États-Unis.
Buchser est né en 1828 à Feldbrunnen, dans le canton de Soleure, où il est aussi décédé en 1890. On aurait tort d’en conclure que ce jeune homme d’origine modeste, qui avait suivi une formation de facteur de pianos et d’orgues, était d’un tempérament casanier. Sa curiosité et sa soif d’aventures le conduisirent d’abord en Italie, où il travailla entre autres comme garde suisse au Vatican. Parallèlement, il suivit les cours de l’Accademia di San Luca de Rome, poursuivant ainsi une formation artistique commencée à Berne comme élève en dessin de Heinrich von Arx.
Certaines de ses œuvres les plus mémorables ont été inspirées par ses voyages au Maroc, lors desquels il entra même dans la ville de Fès, pourtant interdite aux étrangers.
En 1865, quand la guerre fut terminée, le Conseil des États proposa un vaste programme de décoration du Palais fédéral de Berne censé rappeler ce lien particulier. Si le Conseil national s’y opposa en 1866, certains membres du parti radical-libéral, dirigé par le conseiller fédéral Jakob Dubs, qui fut aussi président de la Confédération à plusieurs reprises, n’avaient pas attendu cette décision pour confier à l’artiste de leur choix, Frank Buchser, la mission de créer une fresque, dont le titre provisoire était: «Les sauveurs de l’Union». Ce tableau devait montrer les représentants victorieux de la démocratie américaine, séparément ou ensemble, dans une scène adéquate.
Plus tard, Buchser parvint à faire le portrait du président Andrew Johnson (qui avait succédé à Abraham Lincoln après l’assassinat de ce dernier, en 1865) et de William Seward, ministre des Affaires étrangères.
Ce fut un premier obstacle au projet de Buchser, qui avait envisagé d’intégrer Lee et Grant à une scène historique représentant la signature de la reddition à l’Appomattox Court House, en Virginie. L’œuvre ne dépassa pas le stade de l’idée.
D’autres tableaux de Frank Buchser sont au moins aussi intéressants, du point de vue actuel, que ses portraits d’hommes politiques américains aujourd’hui fortement controversés: en effet, l’artiste a peint des paysages, mais aussi des scènes inspirées par la vie des noirs et des populations autochtones («Indiens»), dans lesquelles on perçoit une tonalité critique envers la société et la «civilisation».
Un musicien noir bien mis captive son auditoire, noir lui aussi. Mais nous qui tombons par hasard sur cette petite assemblée, nous avons surtout l’impression d’assister à un bal costumé. La jeune femme assise sur la droite, apprêtée comme pour une fête estivale, et dont la robe froufroutante à fleurettes rappelle Monet, contraste vivement avec le garçon en haillons du milieu, qui étale ses jambes au centre de l’image. Les autres personnages évoquent eux aussi des conditions de vie plutôt misérables.
La signature pleine d’assurance inscrite sur le tonneau nous donne une première indication: «Frank Buchser, Charlottesville, Va. 1870». Le peintre a séjourné assez longtemps dans cette ville de l’État de Virginie, où il a pu observer de très près les conséquences dramatiques de la guerre civile.
Beaucoup des esclaves désormais libres dépendaient jusque là des propriétaires terriens. Ceux-ci risquaient de tomber dans la pauvreté et la misère à moins de trouver un arrangement avec leurs anciens maîtres, que les troubles politiques avaient eux aussi appauvris, ou de gagner les zones industrielles en plein essor des États de l’Union.
Dans ce contexte, le tableau de Buchser suggère que les noirs ne sont pas de simples victimes des circonstances: il y a des perdants (catégorie à laquelle appartiennent les ouvriers agricoles sans travail, comme le jeune homme dépenaillé au centre du tableau), et des gagnants. La jeune femme endimanchée, peut-être aussi le joueur de banjo, qui s’en tire grâce à la musique, semblent en faire partie.
Le public américain découvrit «The Song of Mary Blane» et d’autres tableaux de mœurs du «Vieux Sud» trahissant une certaine critique de la société dans des expositions organisées à Washington, New York ou Boston. Les réactions furent négatives. Buchser n’eut pas le succès qu’il escomptait sur le marché de l’art américain. L’abolition de l’esclavage ne signifiait pas encore que les noirs, tout à coup, devenaient des sujets picturaux bienvenus dans les salons des riches. L’Europe ne manifesta pas non plus beaucoup d’intérêt pour ce genre de tableaux, mais pour des raisons différentes. On y préférait largement d’autres formes d’exotisme, surtout celles chargées d’érotisme à la Delacroix ou à la Manet («Olympia») – sous-genre que Buchser avait aussi à son catalogue.
La gloire posthume de Buchser a pâti du choix de ses sujets. Il n’est guère surprenant que les portraits des deux généraux, qui étaient encore accrochés il y a quelques années dans l’ambassade de Suisse à Washington, aient été remisés. Le président Andrew Johnson non plus n’a pas l’envergure d’une figure d’État. Pour les historiens, c’était un homme en quête de pouvoir, qui fit régresser les droits civiques des noirs.
Mais l’approche pseudo-ethnographique choisie par Buchser pour représenter les personnes noires et le monde dans lequel elles vivaient suscite elle aussi, pour le moins, un certain malaise, d’autant que ses notes personnelles confirment les soupçons de racisme et de sexisme qu’elle éveille. Aujourd’hui, les musées qui exposent ce genre d’œuvres de Buchser doivent se prémunir contre les questionnements critiques. Rien d’étonnant, donc, à ce que la peinture de Buchser, en dépit de sa qualité, figure aujourd’hui plus souvent dans les catalogues en ligne des musées qu’à leurs murs.
L’œuvre de Buchser montre les risques encourus par les artistes qui manquent de recul envers leur époque et finissent du mauvais côté de l’histoire. À la postérité de trouver comment aborder avec justesse ce genre de tableaux entachés de compromission; et si parfois, une contextualisation adéquate peut aider, dans d’autres cas, il ne reste qu’une solution possible: le placard.


