Uomini che partono – les artistes tessinois en Europe
Au fil des siècles, de nombreuses personnalités ont quitté les rives du lac de Lugano pour devenir des artistes et des architectes de renommée européenne.
Vous souvenez-vous du «Borromini» – surnom donné à un billet de cent francs de la Banque nationale suisse? À partir de 1976, ce Tessinois a été un familier de nos portefeuilles, et quand il surgissait dans les bureaux de change du monde entier, il faisait office d’ambassadeur de l’habileté artistique suisse. Comme on s’en aperçoit à sa coiffure, et à la facture globale de ce portrait, Borromini n’était pas notre contemporain. De fait, il naquit à Bissone, sur les rives du lac de Lugano, en 1599 sous le nom de Francesco Castelli, et décéda 68 ans plus tard à Rome. On peut supposer qu’enfant déjà, il était doué pour le dessin. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il travailla sur le chantier de la basilique Saint-Pierre de Rome auprès de son oncle Carlo Maderno, originaire de Capolago, où se trouve aujourd’hui le point de départ du chemin de fer du Monte Generoso.
Quand on fait face au musée de la vallée, à Cabbio, on reconnaît un style architectural importé, qui rappelle immédiatement les promenades à travers Gênes. En effet, le maître d’œuvre était l’une des familles Cantoni, originaires de la région, dont la vie et le travail ont laissé des traces jusqu’en Ligurie.
Voici comment les choses se passaient: un homme doué quittait sa vallée, apprenait son métier à l’étranger, puis offrait par la suite un peu de son art à sa patrie. Quoique l’on se demande s’il s’agissait vraiment d’un cadeau, car on peut imaginer aussi que ceux qui étaient restés au pays, ou qui avaient eu moins de succès, n’appréciaient pas forcément d’avoir en permanence sous les yeux ce rappel de leur infortune.
Les études anciennes consacrées aux artistes tessinois devenus célèbres à l’étranger, qu’il soit proche ou lointain, abordent rarement la question des relations humaines. Aujourd’hui, heureusement, cela a changé, ne serait-ce que parce que différentes archives familiales sont étudiées, dans lesquelles on trouve par exemple des lettres écrites par des parents à leurs enfants. Dans un livre fort intéressant, Uomini che partono, Stefania Bianchi choisit l’angle de la vie quotidienne et de l’histoire personnelle pour décrire l’émigration depuis la Suisse italienne du XVIe au XIXe siècle. Et c’est vraiment de quotidien qu’il s’agit quand il est question du fromage préféré de tel ou tel, que la famille lui expédie depuis la vallée de Muggio jusqu’à Savone, en Ligurie!
Il y a quelques années, dans la commune d’Arogno, on songeait à rebaptiser la Piazza Valecc. Son nouveau nom, Piazza Adamo da Arogno, aurait rendu hommage à un homme qui au XIIIe siècle fit connaître le nom de son village natal en Italie du Nord, où on lui confia notamment la construction de la cathédrale de Trente en 1212. À 3,5 km d’Arogno se trouve Maroggia, d’où sont originaires les sculpteurs de la famille Rodari, qui participèrent en 1490 aux façades sculptées de la cathédrale de Côme. Et à la fin du XIVe siècle, sur le chantier de la Chartreuse de Pavie, les ouvriers suivaient les plans de Marco da Carona. Cette énumération pourrait se poursuivre à l’infini, car il suffit de se promener sur les rives du lac entre Melide, Capolago et Morcote pour croiser à chaque pas des signes rappelant des émigrants auxquels nous devons des œuvres, dont certaines très célèbres, aux quatre coins de l’Europe.
Ces rencontres sont parfois tout à fait surprenantes: à l’entrée du cimetière de Morcote, on tombe sur une pierre tombale qui porte le nom de Gaspare Fossati (1809 – 1883). Fossati avait émigré en Russie, et le tsar lui avait confié en 1837 la construction de l’ambassade russe de Constantinople. Lors de l’inauguration, on invita le sultan ottoman Abdülmecid, qui fut tellement séduit par cette architecture qu’il voulut connaître son auteur. Il avait un projet hors du commun qu’il ne pouvait pas confier à n’importe qui. Et c’est ainsi qu’on peut voir dans cet édifice mondialement célèbre qu’est la Hagia Sophia un écriteau citant Gaspare Fossati comme architecte et responsable de la restauration complète, en 1847, de l’une des plus anciennes églises de la chrétienté.
En fait, il y a des siècles que le monde est globalisé, mais ce phénomène – que nous croyons propre à notre époque – ne portait pas encore ce nom. C’est pour cela que nous nous étonnons toujours de voir jusqu’où pouvaient aller nos compatriotes pour avoir une vie meilleure, et parfois même une vie heureuse. Ils quittaient leur terre natale (leur zone de confort), s’aventuraient dans l’incertain, vivaient en étrangers dans leur pays d’accueil, et connaissaient ce que connaissent aujourd’hui tous ceux qui s’établissent en Suisse, pour plus ou moins longtemps, en quête d’une vie digne et heureuse. Et comme à cette époque, il arrive qu’aujourd’hui, un séjour temporaire se transforme inopinément en situation définitive, et qu’un étranger devienne un autochtone – pour la vie.
PS: si aucune femme n’est mentionnée dans ce texte, c’est parce qu’il se concentre sur les architectes et les bâtisseurs ayant quitté le Tessin à une certaine période de l’histoire. Si nous avions parlé de peinture et des Grisons, cela aurait évidemment donné une autre histoire...