En 1868, Rudolf Heer, sa femme Rosina et leurs deux filles Barbara et Maria émigrèrent de Glaris en Amérique. Illustration de Marco Heer.
En 1868, Rudolf Heer, sa femme Rosina et leurs deux filles Barbara et Maria émigrèrent de Glaris en Amérique. Illustration de Marco Heer.

Aussitôt gagné, aussitôt parti en fumée

En 1868, Rudolf Heer émigra avec sa famille aux États-Unis. Dans cinq lettres, il décrivit à sa mère sa vie dans le Nouveau Monde, nous permettant ainsi de nous glisser quelques instants dans la peau d’un émigrant.

Andrej Abplanalp

Andrej Abplanalp

Historien et chef de la communication du Musée national suisse.

L’été 1868, Rudolf Heer (1833 – 1882), alors âgé de 35 ans, quitta la ville de Glaris avec sa famille et émigra en Amérique. Il tenta sa chance dans le Nouveau Monde, après l’avoir laissée passer sur le Vieux Continent. Contrairement à nombre de ses contemporains, Rudolf Heer avait bâti un cadre de vie stable à Glaris. Ses ateliers de mécanique, qu’il géra un temps avec un partenaire commercial, puis avec son frère cadet, assuraient à lui et à sa famille un niveau de vie modeste et un certain statut. Mais le grand incendie de Glaris, qui détruisit près des deux tiers de la ville en mai 1861, fit tout basculer. Non seulement parce que l’atelier de Rudolf Heer fut la proie des flammes, mais aussi car ce dernier ne sut pas gérer habilement la situation. Rudolf Heer n’était pas mal loti. Sa maison, contrairement à celle des autres habitants de la ville, fut en grande partie épargnée par l’incendie. D’une part car la bâtisse était dotée d’un toit solide en tuiles d’ardoise, d’autre part car durant la nuit de l’incendie, le mécanicien retira les volets en bois de ses fenêtres, empêchant ainsi les flammes de s’emparer de la maison.
La maison de la famille Heer après l’incendie dévastateur de Glaris.
La maison de la famille Heer après l’incendie dévastateur de Glaris. Privatsammlung, Glarus
Mais ce n’est pas tout. La reconstruction de Glaris fut dirigée par les architectes Johann Caspar Wolff et Bernhard Simon. Ce dernier avait vécu plusieurs années à Saint-Pétersbourg, où il avait conçu les plans de nombre de maisons pour la noblesse russe. Les deux architectes dessinèrent une ville moderne en damier, traversée par de larges rues et ornée d’impressionnantes maisons et places. Pour réaliser ce projet, il ne fallait pas seulement déblayer les décombres laissés par l’incendie, mais aussi aplanir le «Tschudirain», une colline de 23 mètres de haut née d’un éboulement préhistorique. Une partie de ces débris fut déposée sur le terrain de Rudolf Heer, qui fut indemnisé 10 000 francs en contrepartie. Une petite fortune, si l’on pense qu’à cette époque, un travailleur gagnait environ 800 francs par an.

Lettres du Nouveau Monde

Rudolf Heer émigra de Glaris en Amérique au XIXe siècle. Entre 1868 et 1872, il envoya environ cinq lettres vers son pays d’origine. Elles se trouvent aujourd’hui avec d’autres documents dans les archives de la famille Heer. Cet article a été rédigé sur la base de ces lettres et des recherches de Fred Heer, un descendant de la famille Heer de Glaris.
Rudolf Heer, devenu riche, ne sut s’adapter à sa nouvelle vie. Il buvait trop, abusait des jeux d’argent et avait un faible pour les procès. Le mécanicien, insatisfait de l’indemnisation de la commune, tenta d’obtenir encore plus d’argent en intentant de coûteux procès. Ses efforts eurent toutefois l’effet contraire. En 1868, Heer était ruiné et sa maison fut mise aux enchères. Après que son frère cadet Melchior reprit la bâtisse et le commerce, il ne restait à Rudolf qu’une possibilité: partir le plus vite possible.
En juillet 1868, les Heer quittèrent Glaris pour toujours. Leur nouvelle vie les mena à Zurich, Bâle, Paris et Le Havre, puis jusqu’en Amérique.
En juillet 1868, les Heer quittèrent Glaris pour toujours. Leur nouvelle vie les mena à Zurich, Bâle, Paris et Le Havre, puis jusqu’en Amérique. Illustration de Marco Heer
Le 22 juillet 1868, Rudolf Heer, accompagné de sa femme Rosina et de leurs deux filles Barbara et Maria, prit le train à Glaris. C’est ainsi que le long voyage vers l’Amérique commença. La Compagnie de l’Union-Suisse emmena la famille Heer à Rapperswil, puis Uster et Zurich. Là, elle dut changer de train. Les Chemins de fer du Nord-Est l’emmenèrent vers Aarau, via Baden et Brugg. Après un nouveau changement, la famille rejoignit Liestal via Olten avec la Compagnie du Central-Suisse. «Le jour du départ, nous sommes arrivés à Liestal chez ma sœur Barbara, qui nous a accueilli chaleureusement et chez qui nous avons séjourné jusqu’au lendemain 17 heures. Alors, mon beau-frère Spinnler nous a accompagnés à Bâle. Jusque-là, le voyage s’est déroulé sans encombre. De Bâle, nous avons passé un jour et une nuit dans le train pour rejoindre Paris, ce qui a été pénible pour les enfants. Depuis notre départ de Bâle, les filles demandaient sans cesse à rentrer à la maison et nous avons eu beaucoup de peine à les calmer. Nous sommes arrivés à Paris à 4 heures du matin. Le soir, à 12 heures, nous avons quitté Paris pour Le Havre, où nous sommes arrivés à 7 heures du matin, soulagés après une nouvelle nuit pénible. Les voitures du train étaient si pleines que j’ai dû user de violence pour être dans la même voiture que ma femme et mes enfants.» Dans sa première lettre envoyée du Nouveau Monde, Rudolf Heer narra à sa mère le début de son périple. Il y décrit un voyage fatigant; et la suite du récit ne fait qu’empirer. Sur le bateau qui s’apprêtait à emmener la famille Heer du Havre à New York, le climat était encore plus rude que dans les voitures pleines à craquer du train.
Première lettre envoyée par Rudolf Heer à sa mère, rédigée en novembre 1868.
Première lettre envoyée par Rudolf Heer à sa mère, rédigée en novembre 1868. Archives famille Heer
Le 28 juillet 1868, après un séjour de trois jours sur la côte atlantique, les Heer montèrent à bord du navire à vapeur Atlanta. Ils faisaient partie des 427 passagers qui entreprirent la traversée de l’océan pour New York. Comme la plupart des voyageurs, ils avaient des places sur le pont intermédiaire. Là, serrés entre les colis et les autres personnes, ils passèrent la plupart du temps parqués dans d’étroits enclos en bois. «Le 29, ma femme a souffert du mal de mer. Le 31, le vent était si fort et la plupart des personnes avait le mal de mer, à part quelques-uns sur le pont intermédiaire où nous nous trouvions, au milieu du bateau.» À cela vint s’ajouter une tempête, qui mit les passagers du pont intermédiaire à rude épreuve: «Temps assez agité la nuit, de sorte que tout tanguait, le capitaine donna l’ordre de rentrer toutes les voiles, les récipients se heurtaient aux coffres, il fallait se tenir pour ne pas être projeté hors du lit. Les gens se sont mis à crier et à prier – sainte Marie, priez pour nous. J’ai cherché du réconfort dans ma fiole qui était encore presque pleine, cela m’a permis de tenir jusqu’au lendemain. La tempête s’était alors affaiblie.»
Les conditions de vie sur le pont intermédiaire du navire étaient difficiles. Rosina Heer eut le mal de mer; les journées et nuit passées entre les bagages et rythmées par les disputes entre passagers semblèrent interminables.
Les conditions de vie sur le pont intermédiaire du navire étaient difficiles. Rosina Heer eut le mal de mer; les journées et nuit passées entre les bagages et rythmées par les disputes entre passagers semblèrent interminables. Illustration de Marco Heer
Après une petite mutinerie en raison de la mauvaise nourriture et les conflits constants entre les passagers du pont intermédiaire – Anglais, Écossais, Irlandais, Allemands, Français, Italiens, Russes et Suisses s’en allant en Amérique – le 18e jour, le cri tant attendu résonna en haute mer. «Terre en vue!» Rudolf Heer trépignait d’impatience. Après 25 jours de voyage, lui et sa famille apercevaient enfin leur nouveau pays. «Le 14 [août] à 8 heures du matin, nous avons vu la terre et une région magnifique.» Lisez ici, comment la famille Heer arrive sur le sol américain puis décide subitement de continuer sa route vers l’ouest.

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