August Strindberg: autoportrait, réalisé en 1886 à Gersau.
August Strindberg: autoportrait, réalisé en 1886 à Gersau. Wikimedia

Le premier roi du selfie en Suisse

Acculé par des problèmes d’argent en Suisse, un écrivain suédois se mit à la photographie et produisit les premiers selfies lors d’un séjour au bord du lac des Quatre-Cantons.

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw est docteur en histoire, poète et écrivain. Il publie régulièrement des ouvrages historiques.

August Strindberg (1849-1912), l’un des écrivains les plus connus de Suède, vécut à plusieurs reprises en Suisse. Le jeune poète, qui ne tenait pas en place, comptabilisa 22 adresses différentes en l’espace de six ans, le tout avec une femme et trois enfants en bas âge, ce qui n’était pas une mince affaire! Penchons-nous sur quelques-uns de ses lieux de résidence en Suisse: en 1884, il s’installa sur les bords du lac Léman, logeant à Chexbres et à Genève. Enthousiasmé par le pays et ses habitants, il écrivit: «Ici, je vis dans le plus beau pays du monde. La liberté! L’innocence! De belles et fortes pensées! Des gens libres! ... C’est un baume pour l’âme!» Ces éloges étaient du pain béni pour une Suisse plutôt désemparée au moment de l’émergence de grandes nations comme l’Allemagne ou l’Italie. Cependant, August Strindberg avait un esprit querelleur. Dans son pays d’origine, l’édition complète de son recueil de nouvelles «Mariés» fut saisie quelques jours après sa parution, et la justice l’accusa de «blasphème» et de «parodie des Saintes Écritures». Le tribunal le convoqua à Stockholm, où il dut répondre de ses actes. Il fut malgré tout acquitté, pour la plus grande joie de ses partisans.
Autoportraits datant de l’époque où il vivait sur les bords du lac des Quatre-Cantons. Wikimedia
Pour autant, le poète ne resta pas en Suède. Il revint vivre en Suisse, d’abord à Ouchy près de Lausanne, où il logea à la pension «Le Chalet» (aujourd’hui Av. d’Ouchy 49). Il déménagea ensuite en Suisse alémanique et passa le mois de mai 1886 au «Rössli» dans la très paisible ville d’Othmarsingen, où il entretint des contacts avec son compatriote et collègue (et prix Nobel de littérature en 1916) Verner von Heidenstam. Ce dernier louait le château de Brunegg tout proche. Ne tenant pas en place, August Strindberg partit à Weggis, au bord du lac des Quatre-Cantons, et durant l’hiver 1886/1887, il vécut plusieurs mois à Gersau. Logé dans la propriété «Gersauer Hof», il était fasciné par les lieux: «Il fait bon vivre ici. De la neige sur l’alpage, du hareng et des pommes de terre, du schnaps, de la bière et des airelles (!), ainsi que des poêles en faïence et des fenêtres intérieures.» À l’époque, son couple avec l’actrice finno-suédoise Siri von Essen était marqué par des relations très houleuses, ce qui se refléta plus tard dans sa création artistique. Il acquit ainsi une renommée mondiale avec ses pièces de théâtre novatrices sur les crises relationnelles et conjugales, qu’il connaissait bien pour les avoir vécues lui-même.
Autoportrait avec sa femme Siri à Gersau, 1886.
Autoportrait avec sa femme Siri à Gersau, 1886. Wikimedia
Pris à la gorge par des problèmes d’argent à Gersau, August Strindberg se mit à consacrer tout son temps à expérimenter la photographie. Il existait depuis peu des appareils photo équipés de plaques sèches préparées industriellement, ce qui avait permis de simplifier et de populariser la photographie. August Strindberg ne s’en contenta pas et mena ses propres expérimentations: il réussit à construire un retardateur pour appareil photo à l’aide d’un tuyau. Durant l’hiver 1886, le poète parvint à se prendre lui-même en photo. Il réalisa de nombreux selfies, dont certains sont aujourd’hui en la possession de la Bibliothèque nationale de Suède. Le selfie ci-dessous montre August Strindberg sur le balcon du «Gersauer Hof». Avec le clocher de l’église Saint-Marcel de Gersau en toile de fond, il porte à la manière d’un exilé russe un manteau chaud et un haut bonnet, ses mains enfouies dans les poches du manteau. Sur ce cliché, August Strindberg semble un peu tendu, probablement en raison d’un manque de confiance en son mécanisme de déclenchement automatique. Sur les photos où il se montre à son bureau, il apparaît comme un écrivain pensif, effrayant, voire effrayé.
August Strindberg sur le balcon à Gersau.
August Strindberg sur le balcon à Gersau. Wikimedia

Pionnier dans le domaine des retardateurs

Lorsque le musée régional de Gersau et le journal local affirment qu’August Strindberg a inventé le selfie, c’est légèrement exagéré. En effet, l’Américain Robert Cornelius réalisa son autoportrait photographique dès 1839, et le Français Hippolyte Bayard se mit en scène en noyé en 1840! À l’époque, aucun déclencheur spécial n’était nécessaire, car le temps d’exposition de dix minutes permettait au photographe de faire des allers-retours rapides. Les retardateurs standardisés, tels qu’on les connaît aujourd’hui dans les appareils photo, ne furent disponibles qu’à partir de 1900 et, dès lors, les cabines photographiques florirent dans les foires, invitant les chalands à se tirer le portrait. August Strindberg fut malgré tout un pionnier avec son dispositif d’auto-déclenchement, bricolé dès 1886, qu’il utilisa avec succès. À vrai dire, il avait l’intention d’utiliser ses photographies pour illustrer ses livres. Mais les coûts de production d’une telle impression photo expérimentale étaient trop élevés. Il tenta donc de convaincre son éditeur suédois Albert Bonnier de publier son «Album de Gersau» comme un livre à part entière; mais l’éditeur n’était pas intéressé par les autoportraits de son auteur.
L’éditeur d’August Strindberg s’intéressait davantage à ses textes qu’à ses photographies.
L’éditeur d’August Strindberg s’intéressait davantage à ses textes qu’à ses photographies. Wikimedia
C’est ainsi qu’August Strindberg rendit compte de ses années passées en Suisse dans ses nouvelles intitulées «Utopies dans la réalité», dans lesquelles il présente une vision idéalisée du pays: «Pourquoi les gens sont-ils plus paisibles ici, dans ce beau pays? Pourquoi ont-ils l’air plus joyeux qu’ailleurs? Ils n’ont pas en permanence ces maîtres d’école sur le dos; ils savent qu’ils ont choisi eux-mêmes leurs gouvernants; la Suisse est le modèle réduit qui préfigure la construction de l’Europe de demain.» August Strindberg alla encore plus loin en proposant d’«helvétiser» le monde entier, car: «Être humain, c’est plus qu’être Européen. Tu ne peux pas changer de nation, car toutes les nations sont ennemies, et on ne passe pas à l’ennemi. Il ne reste donc plus qu’à te neutraliser. Devenons suisses!» Même s’il déménageait sans cesse et n’aimait s’installer nulle part durablement, il garda un bon souvenir de son époque en Suisse. Une dizaine d’années plus tard, il écrivit à ce sujet: «Mon séjour en Suisse fut comme un été qui aurait duré des années.»

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