Franz Peter König, le héros et entrepreneur de guerre oublié de Fribourg. Illustration de Marco Heer
Franz Peter König, le héros et entrepreneur de guerre oublié de Fribourg. Illustration de Marco Heer

Un héros de guerre oublié

Témoin d’une vie d’aventures, un portrait équestre spectaculaire, découvert dans le dépôt d’un musée, nous emporte dans la chevauchée effrénée de François Pierre Koenig, chef de guerre fribourgeois à l’époque de la guerre de Trente Ans.

Thomas Weibel

Thomas Weibel

Thomas Weibel est journaliste et professeur d’ingénierie médiatique à la Haute école spécialisée des Grisons ainsi qu’à la Haute école des arts de Berne.

Pendant des décennies, cette toile monumentale de presque trois mètres sur trois est restée embobinée sur un rouleau de lattes dans un dépôt du Musée d’art et d’histoire de Fribourg. À première vue, elle représente un fier cavalier vêtu d’une superbe armure noire chevauchant un étalon de même couleur en plein galop paré d’un harnachement serti de pierres précieuses. La moustache savamment retroussée, l’écharpe de général brochée d’or élégamment drapée sur l’épaule, il tient de sa main droite gantée un bâton de commandement. En haut à gauche, on aperçoit l’année de réalisation: 1631. C’est une œuvre du célèbre peintre saint-gallois Samuel Hofmann, qui jouissait à l’époque d’une excellente réputation dans le sud de l’Allemagne, dans la région du lac de Constance, en Suisse orientale et à Zurich. Mais, qui a posé pour Hofmann? Qui est donc cet énigmatique mousquetaire?
François Pierre Koenig, 1631: peinture de Samuel Hofmann.
François Pierre Koenig, 1631: peinture de Samuel Hofmann. Musée d’art et d’histoire de Fribourg
Huit mois ont été nécessaires pour achever la restauration du tableau endommagé par un stockage inadapté. Pendant ce temps, Verena Villiger, directrice du musée, a exploré les archives et a fini par percer le mystère: le portrait équestre représente François Pierre Koenig, colonel et chef de troupes mercenaires (1594-1647). En 1631, année de réalisation de l’imposant portrait, Koenig est membre du Conseil et de la République de Fribourg et gouverneur de la ville de Lindau sur le lac de Constance. Il vient tout juste d’être nommé par l’empereur Ferdinand II «baron de Billens et seigneur d’Hennens et de Villariaz», des seigneuries acquises deux ans auparavant par lui et son frère. Baron et gouverneur, Koenig est au sommet de sa gloire.
Pourtant, François Pierre Koenig n’est pas issu d’une famille particulièrement noble ni riche. Il est le fils du notaire Jean Rey de Moret, qui fit ultérieurement germaniser son nom en «Koenig von Mohr». Rien n’atteste que le jeune François Pierre ni son demi-frère cadet n’aient fréquenté le collège jésuite Saint-Michel, mais l’homme a indubitablement reçu une éducation: de langue maternelle française, il maîtrise aussi l’allemand, l’italien et le latin. À l’âge de 14 ou 15 ans, comme nombre d’autres jeunes Suisses, il rejoint le service étranger. Cette décision n’est pas inhabituelle: la guerre occupe une grande partie de la population masculine. Les mercenaires fribourgeois ne sont pas recrutés individuellement, mais par bataillons entiers, généralement «loués» aux rois de France. Les contingents ainsi dépêchés au service d’armées étrangères demeurent soumis au droit fribourgeois. Leur ravitaillement et leur gestion relèvent de la responsabilité des familles patriciennes de Fribourg, qui occupent également les postes de commandement et d’officiers. La présence de compatriotes au sein des régiments et des compagnies renforce la cohésion et la loyauté, ainsi que la puissance de frappe tant redoutée des bataillons.
Gravure sur cuivre de François Pierre Koenig, attribuée à David Custos, vers 1630.
Gravure sur cuivre de François Pierre Koenig, attribuée à David Custos, vers 1630. Wikimedia
Afin de ne pas être contraint de servir des supérieurs certes fribourgeois, mais provenant de familles plus influentes que la sienne, le jeune François Pierre Koenig, contrairement à la majorité de ses compatriotes, prend la direction de Venise pour participer à l’une des batailles de la Guerre de Gradisca. Un impair sans pareil: comme Venise est en conflit avec la maison de Habsbourg, elle-même traditionnellement alliée de Fribourg, la gouvernement de Fribourg ordonne au jeune soldat de revenir immédiatement, sous peine de le déchoir de sa nationalité et de sa fortune. Koenig se rend donc à Vienne pour se mettre au service de Ferdinand II, empereur du Saint Empire romain germanique. La carrière militaire de Koenig commence le 8 novembre 1620, avec la bataille de la Montagne Blanche près de Prague. Au cours de ce combat, l’un des plus importants de la guerre de Trente Ans, la Ligue catholique inflige une écrasante défaite à l’armée protestante de Bohême.
La bataille de la Montagne Blanche, peinture de Pieter Snayers, 1620.
La bataille de la Montagne Blanche, peinture de Pieter Snayers, 1620. Wikimedia
Koenig a un talent incontestable de chef militaire. Il gravit rapidement les échelons, de capitaine à lieutenant-colonel (1623), puis maréchal de camp-adjudant et enfin commissaire de guerre de l’armée impériale (1628). Il participe à de nombreuses batailles de la guerre de Trente Ans. En 1629, il est pris dans une embuscade lors d’une ronde de reconnaissance dans les environs de Cologne et reçoit deux balles qui le blessent si grièvement «que les docteurs craignent pour sa vie», comme l’indique son demi-frère Albrecht dans une lettre au gouvernement de Fribourg. Mais Koenig est coriace. Toutefois, la rudesse de la guerre, notamment ses déplacements interminables à dos de cheval, détériore fortement son état de santé, mais un séjour à la station thermale de Bad Pfäfers dans les Grisons l’année suivante et le retrait de 16 fragments osseux de son bras par un chirurgien lui permettent de se remettre en selle.

Officier et entrepre­neur militaire

Comme de nombreux mercenaires, Koenig est avant tout un entrepreneur. Contrairement aux simples fantassins, pour lui en tant qu’officier, la guerre est aussi une activité lucrative. Lieutenant-colonel, il commence bientôt à recruter des soldats. Grâce à l’argent prêté par des entreprises prospères, Koenig fournit l’approvisionnement et verse la solde ainsi que les éventuels profits de la troupe. Il assure le financement en adressant directement au mandant les factures correspondant au recrutement et à la mobilisation et en prenant ensuite une participation aux bénéfices des campagnes victorieuses. La guerre de Trente Ans, avec ses armées gigantesques, engloutit des sommes colossales, que l’empereur et les princes concernés ne peuvent supporter seuls. Ces derniers sont donc tributaires de quelque 1500 entrepreneurs dont le plus connu est Albert von Wallenstein, assassiné en 1634. Somme toute, la guerre s’avère être une activité lucrative également pour Koenig: avec son frère, il achète en 1629 quatre seigneuries fribourgeoises ainsi que l'hôtel Ratzé, l’un des plus somptueux édifices de la ville.
La boucle est bouclée: l’hôtel Ratzé est aujourd’hui devenu le musée d’art et d’histoire de Fribourg.
La boucle est bouclée: l’hôtel Ratzé est aujourd’hui devenu le musée d’art et d’histoire de Fribourg. Wikimedia
Après une odyssée à travers la moitié de l’Europe au gré des batailles – Vienne, Hesse, Bohême, Moravie, Italie du Nord – François Pierre König est nommé commandant de garnison de Lindau, qui est assiégée par des troupes suédoises pour faire office de base militaire impériale. Destitué et arrêté pour tentative d’assassinat – König est condamné pour avoir ordonné l’élimination d’un opposant – le chef de guerre est à nouveau sauvé par ses bonnes relations avec Fribourg et par l’intercession de l’église catholique de l’ancienne Confédération. Il est gracié, s’enfuit de son lieu de détention et retourne de son propre chef à Fribourg. À ces hauts faits militaires succède alors une carrière politique: en 1645, Koenig qui était déjà membre du Grand Conseil, puis du Conseil des Soixante et enfin du Petit Conseil, est désigné avoyer de Fribourg. Mais deux ans plus tard, il tombe gravement malade. Le 11 décembre 1647, le clerc du Conseil indique aux seigneurs qu’il a été appelé auprès de l’avoyer, «qu’il a trouvé encore relativement fort et résolu à attendre la volonté de Dieu». Koenig meurt le jour même.
Ce qui avait commencé avec un mystérieux tableau dans le dépôt du Musée d’art et d’histoire de Fribourg aboutit à la reconstitution minutieuse du parcours insolite d’un soldat et d’un homme politique. Une vie semblable à un roman d’aventures. Clin d’œil de l’histoire: le musée a été aménagé dans l’hôtel de Ratzé, le palais dont le personnage du portrait avait jadis fait l’acquisition afin de pouvoir devenir citoyen de la ville de Fribourg.

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