Mathieu Schiner dans un portrait de 1784. En arrière-plan, une lettre qu’il a adressée en sa qualité d’évêque à un envoyé du roi de France à Rome, non datée.
Mathieu Schiner dans un portrait de 1784. En arrière-plan, une lettre qu’il a adressée en sa qualité d’évêque à un envoyé du roi de France à Rome, non datée. Bibliothèque centrale de Zurich / Bibliothèque universitaire de Bâle

Mathieu Schiner, un Valaisan au cœur du pouvoir

Fils de paysan, il a failli devenir pape: Mathieu Schiner (vers 1465-1522), originaire du Haut-Valais, a joué un rôle décisif dans la scène politique européenne, à l’époque où le pouvoir des Confédérés était à son apogée. Son histoire divise aujourd’hui encore l’opinion publique.

James Blake Wiener

James Blake Wiener

James Blake Wiener est auteur, spécialiste en relations publiques dans le domaine du patrimoine culturel et co-fondateur de World History Encyclopedia.

Le 1er octobre 1522, Mathieu Schiner meurt de la peste à Rome. Tour à tour cardinal, prince-évêque, prélat du Vatican, chef militaire et diplomate, il a mené une vie aussi riche que tumultueuse. Ce Valaisan issu d’un milieu modeste a connu une ascension fulgurante: fils de paysan de montagne, il est devenu une figure de proue de la politique européenne des débuts de l’ère moderne. Aujourd’hui encore, il compte parmi les personnalités les plus impressionnantes et les plus controversées qu’a connu l’histoire suisse.

Les années de formation

Mathieu Schiner naît vers 1465 à Mühlebach, près d’Ernen, dans la vallée de Conches. Il est le fils de Peter Schiner et de Katharina Zmitweg. Son père, un charpentier et paysan, a combattu lors de la bataille de la Planta (1475), qui a opposé les Valaisans à la maison de Savoie et à ses alliés contheysans pendant les guerres de Bourgogne (1474-1477). Bien que très peu d’éléments sur les premières années de la vie de Mathieu Schiner aient traversé les siècles, on raconte qu’il impressionnait son entourage par son intelligence hors du commun et sa mémoire exceptionnelle. C’est probablement son oncle Nicolas Schiner, futur prince-évêque de Sion, qui incite le jeune homme à embrasser une carrière ecclésiastique. Mathieu Schiner se forme à l’école épiscopale de Sion puis de Côme, où il est instruit par le célèbre humaniste Theodor Lucinus et par l’humaniste et avocat bernois Heinrich Wölfli. Linguiste chevronné maîtrisant l’allemand, le latin et le français, mais aussi plusieurs dialectes italiens dont le vénitien, il fait sensation auprès de ses interlocuteurs. L’esprit de la Renaissance italienne marque profondément sa personnalité et ses goûts: s’il est capable de réciter par cœur de longs passages des récits romantiques de Boccace, il leur préfère les écrits de Jules César, Tite-Live, Tacite ou Suétone. Mathieu Schiner a parfaitement conscience que pour s’imposer au sein de l’Église, il doit acquérir certaines compétences dans le domaine des beaux-arts, mais aussi dans celui de la politique. Les intrigues politiques et l’opulence occupent dès lors une place de premier ordre dans sa vie.
Sion en 1597. Miniature de la chronique d’Andreas Ryff.
Sion en 1597. Miniature de la chronique d’Andreas Ryff. À gauche le château de Tourbillon; à droite le château de la Majorie, d’où Mathieu Schiner a exercé son pouvoir comme prince-évêque de Sion. Musée historique de Mulhouse
Mathieu Schiner est ordonné prêtre en 1489. Il occupera de nombreuses fonctions ecclésiastiques et politiques en Valais au cours des dix années suivantes: d’abord curé d’Ernen et Obergesteln, il devient chapelain d’Ernen puis doyen de Valère, et finit par succéder à son oncle au poste d’évêque de Sion en 1499. Jamais encore un Valaisan n’avait joui d’un tel pouvoir temporel et spirituel: l’homme d’Église détient même une voix à la Diète d’Empire. Il gouverne dans l’esprit de la Renaissance, achète de somptueuses résidences et fait bâtir de nouvelles églises. Cependant, nombre de ses contemporains le considèrent comme un personnage excentrique. Dans les années 1490, le Valais est divisé en deux camps: l’un se montre favorable à la France sur le plan politique et comprend principalement les membres du clergé et des autorités du Bas-Valais, tandis que l’autre cherche à se rapprocher de Milan et de l’Autriche. Mathieu Schiner ne fait pas mystère des relations étroites qu’il entretient avec les Sforza à Milan, la papauté et le Saint-empire romain germanique. À ses yeux, la France et la Savoie constituent des nations avides de pouvoir, qui cherchent non seulement à dominer l’Italie et la Confédération suisse d’alors, mais aussi à asservir l’ensemble du monde chrétien. Il appelle à ne pas soutenir l’expansion du pouvoir français vers le nord de l’Italie, précaution qu’il juge nécessaire pour préserver les intérêts intérieurs des Confédérés ainsi que les échanges commerciaux transitant par les grands cols alpins, dont beaucoup se situent sur territoire valaisan. Entre 1499 et 1500, la conquête de Milan par la France et le début de la guerre de Souabe redistribuent les cartes du pouvoir en Europe occidentale. La France et la Confédération signent en 1499 un traité d’alliance de dix ans, au grand dam de Mathieu Schiner. Le Valaisan s’engage alors dans un combat sans relâche pour maintenir l’indépendance de la papauté et de la Confédération vis-à-vis de la France.
Passation des pouvoirs au sein de la famille Schiner: en 1499, Nicolas Schiner démissionne de sa fonction d’évêque de Sion au profit de son neveu Mathieu (à droite), à qui il remet symboliquement l’évangéliaire.
Passation des pouvoirs au sein de la famille Schiner: en 1499, Nicolas Schiner démissionne de sa fonction d’évêque de Sion au profit de son neveu Mathieu (à droite), à qui il remet symboliquement l’évangéliaire. Korporation Luzern, chronique illustrée de Diebold Schilling, S 23 fol.

Je veux me laver les mains, m’abreuver dans le sang des Français!

Mathieu Schiner
Thaler de l’évêché de Sion datant de 1501. Une face représente Saint Théodule; l’autre, les armoiries de la famille Schiner ornées d’une crosse, d’une mitre et d’un glaive.
Thaler de l’évêché de Sion datant de 1501. Une face représente Saint Théodule; l’autre, les armoiries de la famille Schiner ornées d’une crosse, d’une mitre et d’un glaive. Musée national suisse

Le grand jeu de pouvoir

Fin stratège, Mathieu Schiner se lance avec détermination dans la recherche d’alliés également hostiles à la France, parmi les Confédérés et à travers toute l’Europe. Il obtient un certain soutien à Berne. En dépit de l’alliance liant les Bernois à la France et à la maison de Savoie, on lui assure la protection de l’intégrité territoriale du Valais en cas d’attaque française ou savoyarde. Le traité d’Arona, signé en 1503, marque une nouvelle victoire politique pour l’évêque de Sion: en qualité de diplomate, il aide les Confédérés à mettre la main sur la Léventine, la vallée de Blenio et Bellinzone. Mathieu Schiner signe un coup de maître en créant une alliance antifrançaise internationale, qui finira par bouter la France hors de la péninsule italienne par la force des armes. Un succès qui lui permettra d’assoir son pouvoir en Valais et d’étendre son influence. L’évêque de Sion soumet des offres diplomatiques, souvent codées, à ses amis et homologues en Autriche, à Venise, au Vatican, en Espagne, au Portugal et en Angleterre. Évaluant leurs capacités militaires, il leur assure le soutien des Confédérés dans toute éventuelle campagne contre la France. Rome se montre particulièrement réceptive à la démarche de Mathieu Schiner. En 1506, le «pape soldat» Jules II engage les 150 premiers gardes suisses pontificaux pour faire montre de son soutien. La Confédération suisse et la papauté concluent une alliance officielle en mars 1510. Peu de temps après, Jules II désigne Mathieu Schiner comme légat.
Le pape Jules II, par Raphaël, 1511.
Le pape Jules II, par Raphaël, 1511. National Gallery
En octobre 1511, Jules II proclame la «Sainte Ligue» contre la France et nomme le Valaisan au poste de cardinal du titre de Sainte-Pudentienne à Rome. L’alliance dont a longtemps rêvé Mathieu Schiner, qui réunit l’Espagne, l’Autriche, l’Angleterre, la papauté et Venise, transforme les guerres d’Italie en un grand conflit européen avec le soutien direct des Confédérés. L’année suivante, Mathieu Schiner, devenu commandant suprême de l’armée pontificale, prend les rênes des troupes suisses et triomphe de la France, qu’il chasse de Lombardie en seulement six semaines. Ce surprenant revirement lui vaut le respect des monarques européens. Son pouvoir atteint son apogée entre 1512 et 1515, lorsqu’il reçoit le titre de Marquis de Vigevano et devient l’administrateur du diocèse de Novare. Il parvient à placer Maximilien Sforza, véritable marionnette de la Suisse, à la tête du duché de Milan. Dès lors, Mathieu Schiner rêve d’étendre le territoire de la Confédération non seulement à Milan, mais aussi à Gênes, ce qui ouvrirait à l’alliance un accès à la Méditerranée. Généreusement financé par l’Espagne, l’Autriche et Rome, il est persuadé de pouvoir en faire une réalité. Mais à force de nourrir des rêves de puissance, le Valaisan semble avoir négligé la vue d’ensemble: en effet, les Suisses engagés comme mercenaires dans des armées européennes sont alors si nombreux que la Confédération en vient à manquer de main-d'œuvre. Le déclin social et économique en Suisse entraîne sa population dans le banditisme et la pauvreté. De plus, nombre de ses politiciens sont corrompus et s’intéressent davantage à l’argent qu’à la législation. Les Confédérés se déchirent toujours plus autour de tensions dues à l’ampleur et au coût du mercenariat. Il échappe en outre à Mathieu Schiner que de nouvelles pièces d’artillerie d’origine autrichienne sont capables de venir à bout des redoutables piquiers suisses. Si le stratège a permis aux Confédérés de remporter une dernière victoire militaire sur la France lors de la bataille de Novare en juin 1513, le jeune François Ier met un frein à ses ambitions deux ans plus tard. Près de 10 000 Suisses trouvent la mort en septembre 1515 sur le champ de bataille de Marignan, théâtre d’un combat brutal qui durera 16 heures. La légende veut que François Ier, entrant victorieusement dans Milan quelques semaines plus tard, ait déclaré: «J’ai vaincu ceux que seul César avait pu vaincre.»
Mathieu Schiner sur le champ de bataille de Marignan en 1515. Gravure de Johann Melchior Füssli, 1713.
Mathieu Schiner sur le champ de bataille de Marignan en 1515. Gravure de Johann Melchior Füssli, 1713. Musée national suisse

Rude homme que ce Schiner, dont la parole m’a fait plus mal que toutes les lances de ses montagnards…

François Ier à propos de Mathieu Schiner
François Ier (1494-1547), roi de France. Portrait de Jean Clouet.
François Ier (1494-1547), roi de France. Portrait de Jean Clouet. Musée du Louvre

Les tumultueuses dernières années

Schiner se rend à Londres, où il propose à Henri VIII de signer une nouvelle alliance antifrançaise entre la Confédération, le Vatican, l’Autriche, l’Angleterre et l’Espagne. Cet accord ne verra toutefois jamais le jour en raison du traité de Paix perpétuelle, conclu entre la Confédération et la France en 1516. La défaite de Marignan affaiblit la position de Mathieu Schiner en Italie, mais aussi dans son Valais natal. Sa brouille de longue date avec Georges Supersaxo, son ancien mentor et employeur désormais dévoué à la cause française, l’empêche de retourner à Sion. Le cardinal franchit alors le col de la Furka pour se réfugier à Zurich, où il séjourne de 1517 à 1519 et se lie d’amitié avec Ulrich Zwingli. Les deux hommes, attachés à l’humanisme, amis d’Érasme et de Wölfli, ont probablement déjà fait connaissance en Italie. On notera que Zwingli doit son poste de prêtre séculier du Grossmünster à une recommandation de Mathieu Schiner. Si ce dernier est convaincu que l’Église catholique a besoin d’une réforme, il n’en est pas réformateur pour autant.
En 1521, les mercenaires zurichois et le cardinal de Sion traversent des régions marécageuses sur la route de Milan.
En 1521, les mercenaires zurichois et le cardinal de Sion traversent des régions marécageuses sur la route de Milan. Bibliothèque centrale de Zurich
Mathieu Schiner passe la majeure partie des dernières années de sa vie à la cour impériale de Vienne. En 1519, il soutient l’élection de Charles Quint à la tête du Saint-Empire romain germanique, ce qui lui vaut d’être nommé évêque de Catane l’année suivante. En 1521, lors de la Diète impériale de Worms, il prend ouvertement position contre Martin Luther et rencontre Érasme. À la mort du pape Léon X en 1522, Mathieu Schiner se rend à Rome, aide l’État pontifical à gouverner durant la période de transition et participe au conclave. S’il compte parmi les cardinaux les plus en vue pour succéder au Saint-Père, sa candidature au siège pontifical échoue en raison de l’opposition des cardinaux français de la curie. Il contribue néanmoins à l’élection d’Adrien d’Utrecht, cardinal hostile à la France, élu pape sous le nom d’Adrien VI. Mathieu Schiner meurt de la peste peu de temps après. Il est inhumé en l’église romaine de Santa Maria dell’Anima, édifice religieux national du Saint-Empire romain germanique. Sa tombe est pillée et détruite en 1527 par des lansquenets, lors du sac de Rome.
L’église Santa Maria dell’Anima à Rome, lieu de sépulture de Mathieu Schiner. Sa tombe a aujourd’hui disparu.
L’église Santa Maria dell’Anima à Rome, lieu de sépulture de Mathieu Schiner. Sa tombe a aujourd’hui disparu. Wikimedia
Durant la première partie du XVIe siècle, la lutte pour la domination en Europe occidentale semblait ainsi être aux mains d’un habile Valaisan. Mathieu Schiner incarne incontestablement un homme politique énergique et brillant d’esprit. Son ascension fulgurante prouve qu’il possédait une connaissance exceptionnelle de l’Église comme de l’État, et qu’il était fermement attaché à ses convictions. Il n’en demeure pas moins une figure très controversée jusqu’à nos jours. En effet, sa représentation varie radicalement d’une source à l’autre: si les unes dépeignent Mathieu Schiner comme un clerc ayant trois filles illégitimes, un prince de l’Église sanguinaire dont les ambitions ont coûté la vie à des milliers de personnes, beaucoup d’autres voient en lui l’un des pères fondateurs de la Suisse moderne, architecte de la diplomatie européenne des débuts de l’époque moderne. Quoi qu’il en soit, les victoires et les défaites de Mathieu Schiner, considérées dans un contexte historique plus large, façonnent incontestablement l’identité nationale des Suisses. Même 500 ans après sa mort.

J’espère seulement que chacune de nos entreprises soit couronnée de succès, ou plutôt que nos entreprises contri­buent toutes de manière égale à la gloire du Christ.

Érasme dans une lettre de soutien à Mathieu Schiner (Ep. 1248) datée du 14 décembre 1521.
Armoiries de Mathieu Schiner dans la chronique de l’abbaye d’Hauterive, entre 1614 et 1638.
Armoiries de Mathieu Schiner dans la chronique de l’abbaye d’Hauterive, entre 1614 et 1638. Bibliothèque cantonale thurgovienne

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