Le personnel de la brasserie Haldengut en 1889. Assis au centre, son directeur Fritz Schoellhorn.
Le personnel de la brasserie Haldengut en 1889. Assis au centre, son directeur Fritz Schoellhorn. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur

Brasseur émérite et docteur EPF

Entrepreneur prospère, Fritz Schoellhorn était brasseur et propriétaire de la brasserie Haldengut à Winterthour. Il se vit même décerner un doctorat honorifique de l’École polytechnique fédérale de Zurich pour ses performances techniques et scientifiques.

Dominik Landwehr

Dominik Landwehr

Dominik Landwehr est un scientifique de la culture et des médias et vit à Zurich.

À son décès le 2 février 1933, Fritz Schoellhorn était bien plus qu’un brasseur local. Parue dans la NZZ du 5 février de la même année, sa nécrologie lui rendit hommage en le décrivant comme un «industriel couronné de succès, défenseur émérite de la science, organisateur brillant, promoteur de l’industrie brassicole suisse et employeur juste». Plusieurs personnes tinrent à faire son éloge lors de ses obsèques à la maison de paroisse de Winterthour: Heinrich Hürlimann, directeur de la brasserie zurichoise du même nom (vraisemblablement un concurrent), de même qu’un machiniste de l’entreprise Haldengut, mais également Emil Bosshard (1860-1937), ancien recteur de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Ce dernier avait joué un rôle déterminant cinq ans auparavant, lorsque l’EPFZ avait décerné à Fritz Schoellhorn le titre de docteur honoris causa.
Fritz Schoellhorn sur un avis de décès de 1933.
Fritz Schoellhorn sur un avis de décès de 1933. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
Rachetée par Heineken en 1994 puis définitivement fermée en 2002, la brasserie Haldengut appartient désormais au passé. C’est à quelques centaines de mètres à peine de l’ancienne fabrique qu’Andreas Schoellhorn, arrière-petit-fils du directeur, a élu domicile. Lors du rachat suivi de la fermeture de la brasserie, il a veillé à ce que les vastes archives de l’entreprise soient mises en lieu sûr. Sa bibliothèque regorge d’importants témoignages de l’œuvre de son bisaïeul, qui donnent un aperçu des défis d’une entreprise en plein essor et de la vie d’un industriel et de sa famille à l’aube du XXe siècle.
Vue aérienne de la brasserie Haldengut, vers 1906.
Vue aérienne de la brasserie Haldengut, vers 1906. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
Le père de Fritz Schoellhorn, Johann Georg Schoellhorn (1837-1890), quitta la ville allemande de Bad Waldsee en 1875 pour venir s’installer en Suisse, de l’autre côté du lac de Constance. Actif dans le commerce de malt, d’orge de brasserie et de houblon, il prit également part à l’aventure de la brasserie de Winterthour, qui battait de l’aile. À son décès en 1890, son fils Fritz, alors âgé de 27 ans, dut reprendre les rênes de la nouvelle entreprise Vereinigte Schweizer Brauereien AG, qui réunissait les brasseries Tivoli à Genève, Bavaria à Saint-Gall et Haldengut à Winterthour. Après la fermeture des établissements de Saint-Gall et de Genève en 1903, Fritz Schoellhorn concentra son activité sur la brasserie Haldengut, fondée en 1842.
En virée commerciale avec le directeur: achat de houblon dans la région de Hallertau, en Allemagne. Fritz Schoellhorn se trouve à droite. Photo prise en 1906.
En virée commerciale avec le directeur: achat de houblon dans la région de Hallertau, en Allemagne. Fritz Schoellhorn se trouve à droite. Photo prise en 1906. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
L’une des plus grandes difficultés pour les brasseurs au milieu du XIXe siècle résidait dans la fluctuation de la qualité des produits, principalement due à un manque de connaissances en matière de levures et à l’absence de systèmes de réfrigération efficaces. Fritz Schoellhorn tira profit des progrès techniques dans le domaine du génie mécanique ainsi que des découvertes en sciences naturelles. C’est notamment cette approche scientifique qui lui valut son titre de docteur honoris causa de l’EPFZ. Pour doter la brasserie Haldengut d’équipements modernes, Fritz Schoellhorn travailla en étroite collaboration avec l’entreprise locale de fabrication industrielle dirigée par les frères Sulzer. Un partenariat idéal qui lui permit de recourir à différentes technologies, comme le réfrigérateur, breveté en 1876. La brasserie utilisait auparavant de la glace naturelle qui parcourait parfois de très longues distances, provenant notamment du lac du Klöntal, situé à 80 kilomètres de Winterthour.
Découpage de la glace destinée aux brasseries sur le lac du Klöntal, vers 1900.
Découpage de la glace destinée aux brasseries sur le lac du Klöntal, vers 1900. ETH Bibliothek Zurich
Fritz Schoellhorn étudia minutieusement des ouvrages spécialisés portant sur le brassage de la bière, déjà très nombreux à l’époque, tout en fréquentant l’école de brassage de Weihenstephan en Bavière. Bientôt dépassé par la collecte de livres, il fonda en 1913 à Berlin une association consacrée à l’histoire et à la bibliographie du brassage, la société Gesellschaft für die Geschichte und Bibliographie des Brauwesens, qui existe encore aujourd’hui. Il s’attela également à la publication d’une bibliographie exhaustive, tâche qu’il acheva en 1928. Cette liste d’ouvrages multilingue reflète l’état des connaissances de l’époque.
Coup d’œil dans le bureau du directeur, 1913.
Coup d’œil dans le bureau du directeur, 1913. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
Ce n’est qu’avec l’industrialisation que la bière gagna en popularité, les boissons les plus consommées en Suisse auparavant étant le cidre et le vin. La brasserie Haldengut tire d’ailleurs son nom du domaine de la famille Ernst, situé dans le vignoble du Lindberg à Winterthour. Dans une étude sur l’industrie brassicole dans le canton de Zurich, publiée en 1922, Fritz Schoellhorn documente l’histoire de pas moins de 57 brasseries, dont six situées à Winterthour. Au cours de la période difficile qui suivit le début du XXe siècle et la Première Guerre mondiale, Fritz Schoellhorn devint le moteur de ce qui allait devenir le cartel de la bière: un accord de protection des consommateurs en vertu duquel les brasseries suisses s’engagent mutuellement à ne pas se faire concurrence. À l’époque, plus de 90% de la bière était vendue dans les cafés et les restaurants, et aucun nouvel établissement ne pouvait ouvrir ses portes, l’objectif étant de lutter contre l’alcoolisme. Le marketing n’était ni nécessaire ni autorisé. La bière suisse était promue de manière collective. Le «cartel de la bière», en place entre 1935 et 1991, limitait certes la concurrence, mais ne constituait pas un véritable cartel de prix. Les brasseries étaient surtout accusées de mettre en danger l’agriculture et la santé publique avec de la bière bon marché.
Transport de bière: petit à petit, les chevaux cèdent leur place aux automobiles. Photo prise en 1913.
Transport de bière: petit à petit, les chevaux cèdent leur place aux automobiles. Photo prise en 1913. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
La bibliothèque d’Andreas Schoellhorn comprend entre autres deux albums photos grand format contenant quelque 90 clichés. Ceux-ci furent réalisés à la demande de son arrière-grand-père avant la Première Guerre mondiale par le seul photographe alors établi à Winterthour, un certain Hermann Linck. Le père de ce dernier, Johann Link, s’était également installé en Suisse à la fin du XIXe siècle et avait ouvert un atelier de photographie. Celui-ci prospéra grâce aux commandes de l’industrie en plein essor de Winterthour et de Zurich, mais aussi grâce aux portraits réalisés pour le compte d’une bourgeoisie aisée. Ces photos, qui montrent bien entendu la brasserie sous son meilleur jour, constituent un témoignage unique, car elles documentent chaque étape du processus de brassage avec la technologie de l’époque. Les clichés illustrent non seulement le processus d’élaboration de la bière, du maltage au brassage en passant par le remplissage des fûts, mais montrent aussi des chariots tirés par des chevaux, les premiers véhicules à moteur, le réfectoire, l’infirmerie, le bureau de la direction et, fait intéressant, une piscine pour les ouvriers, chauffée par la chaleur émise lors du processus de brassage. Hermann Linck réalisait également des portraits de famille: sur l’un d’eux, Fritz Schoellhorn prend la pose sur un cheval devant l’entrée de son entreprise. Deux autres clichés montrent le père avec ses trois fils en uniforme, et sa femme Lilly Schoellhorn-Sträuli (1868-1933) en compagnie de leurs deux filles.
Lilly Schoellhorn, épouse de Fritz Schoellhorn, avec leurs filles Hanna et Elsa.
Lilly Schoellhorn, épouse de Fritz Schoellhorn, avec leurs filles Hanna et Elsa. Winterthurer Bibliotheken
Le directeur Fritz Schoellhorn à cheval devant sa brasserie en 1906.
Le directeur Fritz Schoellhorn à cheval devant sa brasserie en 1906. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
Derrière son apparence parfois sèche, l’entrepreneur et colonel de cavalerie était un homme sensible et ouvert d’esprit. Fritz Schoellhorn rédigea également des poèmes pour ses amis. Certains de ses textes furent publiés en 1913 dans un recueil en 1913, intitulé An des Lebensherbstes Schwelle («À l’aube de l’automne de la vie»): «La vie est courte, elle n’offre ni répit ni repos: tu t’étonnes de voir vieillir tes amis; tandis que ton reflet te murmure: "toi aussi".»

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