Jan Vermeer, L’art de la peinture, vers 1670. Le peintre peignant Clio, muse de l’Histoire (détail).
Jan Vermeer, L’art de la peinture, vers 1670. Le peintre peignant Clio, muse de l’Histoire (détail). Kunsthistorisches Museum de Vienne

Réfléchir à l’Histoire, facile

Si le passé est révolu, figé et immuable, l’Histoire, elle, est en suspens. Vivante, changeante et donc contestable. Dès lors, peut-on affirmer qu’il existe des connaissances fiables? Oui, mais pas à long terme.

Kurt Messmer

Kurt Messmer

Kurt Messmer travaille comme historien spécialisé dans l’histoire au sein de l’espace public.

Le passé est un espace obscur, illimité, incommensurable, et comme tout ce qui est caractérisé par ces adjectifs, il est difficile à comprendre. Le passé, c’est tout ce qui a) s’est déjà produit et b) ne s’est pas produit. Comment savoir où donner de la tête? Il convient de l’éclairer grâce au projecteur de l’Histoire, de manière systématique, ciblée et guidée par des questions. Plus facile à dire qu’à faire. Prenons un exemple: si l’on souhaite connaître la quantité de marchandises qui a transité par le Gothard après la construction du pont des gorges de Schöllenen vers 1200, impossible de se procurer les chiffres des trois cents premières années. Volume des marchandises, poids? Quand il n’y a rien, il n’y a rien. Ni les archives les mieux exploitées ni les projecteurs les plus puissants ne peuvent y remédier. Selon les sources historiques, les quantités de marchandises qui ont transitées par le Gothard sont enregistrées pour la première fois entre 1493 et 1503, soit une période de dix ans après laquelle les données font à nouveau défaut pendant quarante ans. On peut alors opter pour une autre alternative: se concentrer sur les données qualitatives plutôt que quantitatives. Vers 1300, les droits de transport font l’objet de débats sur le lac des Quatre-Cantons, et au moins 21 Lucernois sont en affaires avec Milan et Côme. Pas de statistiques, seulement quelques indications qui, couplées avec celles provenant d’autres sources, nous permettent de reconstituer la situation dans ses grandes lignes.
Seul ce que l’on fait passer de l’obscurité du passé à la lumière devient l’Histoire.
Seul ce que l’on fait passer de l’obscurité du passé à la lumière devient l’Histoire.
À chaque époque ses éclaireurs. Les intérêts et les intentions varient au fil du temps, tout comme les méthodes et outils mis en œuvre.

Qu’est-ce qui est important à quelle époque?

Au Moyen Âge, l’histoire est celle du salut. Contredire l’ordre divin est alors inenvisageable. Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières reconnaissent que le jugement historique dépend du point de vue de chacun. Il s’agit d’une véritable révolution: le savoir historique devient relatif. Au XIXe siècle, l’historicisme développe une critique minutieuse des sources. Le mot d’ordre: ne rien inventer, pas même le moindre détail. La nation et ses élites dirigeantes sont au premier plan tandis que le quotidien des masses anonymes ne suscite guère d’intérêt. Karl Marx (1818–1883) bouleverse la conception de l’Histoire. Selon le matérialisme historique, les moteurs d’une époque ne sont ni les grands penseurs ni les dirigeants, mais les modes de production dominants, les conditions de vie et les structures du pouvoir. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Une constatation qui fera date. À l’ère industrielle, l’Histoire s’étend à la sociologie, l’économie et la politologie. Courant historique français, l’École des Annales enrichit la matière au XXe siècle avec l’objectif d’une Histoire globale. L’approche individualisée de l’Histoire laisse place à des thèmes tels que ceux énumérés en 1967 par Fernand Braudel dans son œuvre Civilisation matérielle et capitalisme: la population de la Terre, les aliments et les boissons, le logement et les vêtements, la technique et les sources d’énergie, l’argent et les villes. On se concentre désormais sur le quotidien des peuples, le long terme, les états plutôt que les événements ponctuels, l’Histoire par le bas, dans le sillon de la révolution des consciences de 1968. Une révélation.

Le passé est quelque chose de donné. Cependant, la connais­sance de celui-ci permet de progresser.

Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1944/2002).
Depuis les années 1990, l’historiographie s’étend de plus en plus à l’Histoire globale. Les frontières sont brisées. Dans son ouvrage phare Mitten in Europa (2014), André Holenstein qualifie la transnationalité de condition d’être de la Suisse. Dans Schweizer Migrationsgeschichte (2018), il affirme, avec Patrick Kury et Kristina Schulz, que la migration a toujours été une normalité historique. Conclusion: depuis 2500 ans, la définition de l’Histoire ne cesse d’évoluer.

Un document de l’époque baroque

Bien que la théorie clarifie les choses, l’Histoire repose aussi sur des situations de vie concrètes. En voici une: Delft, Hollande, 1670, dans un atelier de peinture. La lourde tenture tirée sur le côté laisse apparaître la scène. Une mise en scène baroque, mais sans dramatisation. Tout est mesuré, calme, équilibré, tel un arrêt sur image dans un film sans action. Qui oserait troubler le silence apparent? Le seul mouvement est celui de notre regard qui suit le contraste entre clair et obscur, le jeu de lumière et d’ombre, peint avec une perfection désinvolte, comme si l’art était un jeu d’enfant. Maître et modèle sont concentrés sur leur travail. Au premier plan à gauche, une chaise est prête à vous accueillir. Prenez place. Le peintre, sans doute Vermeer lui-même, est mis en scène de manière éminente. L’admiration et le ressenti du spectateur augmentent à mesure qu’il passe en revue chaque attribut du personnage: béret, cheveux, veste, tenue, bas, chaussures. Commençons par analyser la position du corps et de la tête. Bien que le peintre soit de dos, il nous est facile d’imaginer son regard se porter sur le modèle, puis guider sa main soutenue par l’appuie-main. L’artiste est en train de terminer la couronne de lauriers de la muse. S’agirait-il là d’une allusion à son propre talent? Lui aussi mériterait une telle distinction. Jan Vermeer sait en tout cas ce qu’il a réussi à faire ici. Ce travail exemplaire, destiné à de potentiels acheteurs, n’a jamais quitté l’atelier.
Jan Vermeer (1632–1675), L’art de la peinture, vers 1670, 120 x 100 cm.
Jan Vermeer (1632–1675), L’art de la peinture, vers 1670, 120  x 100 cm. Ni le commanditaire ni l’année de réalisation ne sont connus. De plus, le titre de l’œuvre n’est pas de Vermeer mais de sa veuve. Beaucoup de questions restent donc en suspens, mais passent au second plan face à la maîtrise de la peinture dont témoigne ce tableau. Kunsthistorisches Museum de Vienne / Wikimedia
La lumière provenant de la fenêtre toute proche confère à la muse de l’Histoire un éclat contenu. À la fois madone et enfantine, Clio n’en reste pas moins elle-même. Son regard baissé et sa robe beaucoup trop large la rendent inaccessible. Et si cette jeune fille devait porter l’imposant livre ouvert posé sur la table devant elle? Tout est pose: la posture, la façon dont la muse présente ses attributs, le livre d’histoire et la trompette baroque. Qui croirait cette jeune fille capable de jouer de cet instrument pour proclamer triomphalement les victoires et répandre la gloire et la lumière? Le caractère énigmatique de cette scène suggère-t-il à quel point le destin de l’Homme est insondable? Le masque surdimensionné posé sur la table, symbole baroque de la dualité de l’être et du paraître, semble illustrer cette idée. Vermeer se prend au jeu. La jeune fille silencieuse et sérieuse n’est pourtant nullement une muse, l’ambiance festive et distinguée ne fait pas partie de son monde. À l’époque baroque, il suffit de jouer un rôle en endossant un costume et en posant dans un décor.

Vermeer peignait extrême­ment lentement, réalisant environ deux tableaux par an.

Andreas Zimmermann, Kunsthistorisches Museum de Vienne.

De la vérité – ou discours et contre-discours

Orné de l’aigle bicéphale, le lustre au-dessus du peintre n’est pas une simple représentation, mais bien le signe que les Pays-Bas font partie du Saint-Empire romain germanique. La carte accrochée au mur représente les 17 provinces du pays avant 1609, année de la séparation des Pays-Bas en une partie méridionale et septentrionale. Au moment où le tableau a été achevé, 60 ans se sont écoulés depuis cette division. De chaque côté de la carte historique, dix représentations de villes hollandaises importantes en guise d’ornements. Ces détails exposent des faits et illustrent la vérité, mais là n’est pas le problème. Au XVIIe siècle, Amsterdam devient la première puissance commerciale du monde. Les grandes affaires se font par-delà les grands océans. Grâce au commerce avec l’Asie du Sud-Est, l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique, les Pays-Bas acquièrent une richesse incommensurable. C’est le début de l’Âge d’or. Attendez, pause! Une richesse incommensurable, dorée? Et qu’en est-il des peuples d’Asie du Sud-Est, d’Afrique de l’Ouest et d’Amérique? Des poches pleines pour les uns et vides pour les autres? Comme nous l’avons déjà mentionné, l’Histoire est parfois une question de point de vue. En conclusion, mieux vaut faire preuve de prudence face aux vérités, surtout lorsqu’elles sont prétendement dorées. La meilleure option consiste alors à analyser les discours et contre-discours, autrement dit à adopter un raisonnement dialectique.

Une trouvaille temporaire

Le passage des océans au petit bassin peut sembler abrupt. Bien que ce soit de la folie, il y a pourtant une méthode. Un historien plonge à la recherche du savon de la vérité: Aktuell – Allgemein – Anerkannt (Actuelle – Générale – Reconnue). Il y a quelques instants encore, il le tenait dans sa main. Mais voilà qu’il lui glisse entre les mains!
Der Historiker kann nie sagen: Ich hab’s! (L’historien ne peut jamais dire: je l’ai!)
Der Historiker kann nie sagen: Ich hab’s! (L’historien ne peut jamais dire: je l’ai!) Bruno Fritzsche, Hannes Binder (illustration), magazine Tages-Anzeiger 13/1984 (inscription ajoutée sur le savon).
Si la représentation et la légende originale sont pertinentes, cette illustration représente un instantané. Il ne s’agit là que de la fin d’un long processus: en accord avec sa profession, l’historien plongeur était convaincu que le savon constituait un produit approprié et adapté à son époque. Ce qui était certes le cas. Mais le temps et la recherche ne s’arrêtent pas là. Le plongeur et ses collègues devront à nouveau s’aventurer dans les abysses du passé. En effet, il n’existe rien de constant si ce n’est le changement. Un fait que l’on peut vérifier dans presque toutes les bibliothèques. En comparant les anciens et les nouveaux ouvrages historiques, les différences sautent aux yeux. Elles commencent par la table des matières, qui constitue la carte de visite du livre, et se terminent par la présentation. Gardons toujours à l’esprit que lorsque nous tombons aujourd’hui sur des représentations dépassées de l’Histoire, le sourire est permis, mais l’arrogance interdite. Après tout, les vérités d’aujourd’hui sont aussi vouées à être corrigées tôt ou tard.

Perspec­tives multiples

Chaque ouvrage s’inscrit dans une époque, comme en témoignent les trois dernières générations de manuels d’histoire suisse, publiées en 1972/77, puis peu après en 1982/83, et enfin en 2014. Les différentes manières de traiter l’histoire de la Suisse à l’époque du national-socialisme reflètent bien cette réalité. Le manuel scolaire Hinschauen und Nachfragen publié en 2006 présente également à lui seul cette période de menace et d’enfermement sous plus d’une vingtaine d’angles. La multiperspectivité à l’état pur. Et on pourrait très bien y ajouter vingt points de vue supplémentaires. Mais on sait depuis longtemps à quel point la formule est problématique: La Suisse avait... La Suisse était… Généraliser? Non. Différencier? Oui.
Dans le manuel d’histoire Hinschauen und Nachfragen (2006), Barbara Bonhage, Peter Gautschi, Jan Hodel et Gregor Spuhler éclairent la Suisse à l’époque du national-socialisme sous plus de vingt angles différents.
Dans le manuel d’histoire Hinschauen und Nachfragen (2006), Barbara Bonhage, Peter Gautschi, Jan Hodel et Gregor Spuhler éclairent la Suisse à l’époque du national-socialisme sous plus de vingt angles différents.
La multiperspectivité constitue l’un des principes fondamentaux pour traiter le passé de manière appropriée. La vérifiabilité est toutefois décisive. Les informations à caractère historique doivent pouvoir être vérifiées, ce qui nécessite que les sources utilisées soient documentées. Ainsi, certaines circonstances peuvent être contestées, la remise en question pouvant mener à de nouvelles connaissances. Mais la critique doit elle aussi dévoiler ses sources et se rendre vérifiable.

Nains et géants, XXIe siècle

Vers 1100, le philosophe Bernard de Chartres témoigne par une métaphore son respect envers les géants spirituels des époques passées. Une métaphore dans laquelle il se décrit, lui et ses semblables, comme des nains juchés sur les épaules de géants. Les nains jouissent alors d’une meilleure visibilité que les corps qui les soutiennent, en aucun cas grâce à l’acuité de leur vision ou à leur taille, mais parce qu’ils sont portés et élevés vers le haut par la stature des géants. Un témoignage d’humilité et de respect. C’est dans la cathédrale de Chartres que l’on trouve pour la première fois cette parabole sous forme illustrée. Sur les vitraux situés sous la rose du portail sud, les quatre prophètes de l’Ancien Testament, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et Daniel, portent sur leurs épaules les quatre évangélistes Matthieu, Marc, Luc et Jean.
Cathédrale Notre-Dame de Chartres, vitraux du portail sud, 1re moitié du XIIIe siècle.
Cathédrale Notre-Dame de Chartres, vitraux du portail sud, 1re moitié du XIIIe siècle. Un fleuron de l’histoire culturelle. Les différences de taille entre les «géants» et les «nains» ne sont pas marquées. Au centre des lancettes, Marie et l’Enfant Jésus. Wikipedia / PtrQs
Vers 1410, la parabole du géant et du nain apparaît sous forme d’image dans un manuscrit du sud de l’Allemagne. Un texte savant rédigé sur la robe du géant divise les sciences, explique de quoi sont faits le ciel, la terre, l’air et l’eau, ainsi que les hommes. Autrement dit, un condensé de connaissances antiques. Le texte est d’Isidore de Séville, évêque et érudit notable vers 600. Bien qu’il soit représenté comme un géant, Isidore est à la fois géant et nain. En effet, après la perte de nombreux ouvrages dans l’Antiquité tardive, il résume le savoir acquis de cette époque et se voit ainsi assis sur de nombreuses épaules. Conclusion: il n’est pas toujours facile de distinguer les géants des nains.
Un nain sur les épaules d’un géant.
Un nain sur les épaules d’un géant. Sud de l’Allemagne, vers 1410. Comme s’il était en train de prendre congé, le géant couronné lève la main droite en guise de salut, quelque peu indécis et faible. La représentation peut également être interprétée comme une parabole de l’âge et de la jeunesse. Bien que le nain ne soit que soutenu par le pouce du géant au niveau du talon, il semble agir avec insouciance, liberté et assurance. Surplombant le géant de sa tête aux traits enfantins, soutenant son geste de sa main gauche, le nain, bras tendu, pointe du doigt ce qu’il est capable de distinguer au loin, à la différence du géant. Library of Congress / Wikimedia
À la fin du roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco (1980), Guillaume de Baskerville conclut: [L’esprit scientifique doit] jeter l’échelle sur laquelle il est monté. N’en déplaise au frère Guillaume, nous nous devons d’ajouter et de préciser: les géants ne sont pas à jeter, les échelles non plus. Toute contribution notable à l’enrichissement du savoir, qu’elle soit réfutée, dépassée ou toujours actuelle, élevée à un niveau supérieur, fait progresser les connaissances et reste inscrite dans ce processus. De nos jours, les géants sont d’une autre nature et portent des noms différents. Pour n’en citer que deux, d’une valeur inestimable et consultables en un clic: Wikipédia, géant encyclopédique mondial, et le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), géant à l’échelle nationale. Selon Marco Jorio, cofondateur et premier rédacteur en chef du DHS pendant de nombreuses années, quelque 2500 nains (excusez-nous du terme) ont participé à cette œuvre collective jusqu’à la fin de l’édition imprimée, près de la moitié étant des historiennes et historiens spécialisés, l’autre moitié des spécialistes de disciplines voisines ainsi que des passionnés d’histoire. Les géants d’aujourd’hui semblent finalement être des collectifs de nains. L’union fait la force!

Penser, agir

Réfléchir à l’Histoire, facile. Mais si cette discipline nous aide à comprendre le monde, la réflexion ne s’arrête pas là. Il faut que notre société parvienne, même dans les moments difficiles, à faire bouger les lignes. Et ça? Pas si facile.

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