Rencontre entre États neutres. De gauche à droite: le conseiller fédéral Kaspar Villiger, la Finlandaise Elisabeth Rehn, l’Autrichien Werner Fasslabend et le Suédois Anders Björck au Bernerhof à Berne.
Rencontre entre États neutres. De gauche à droite: le conseiller fédéral Kaspar Villiger, la Finlandaise Elisabeth Rehn, l’Autrichien Werner Fasslabend et le Suédois Anders Björck au Bernerhof à Berne. Musée national suisse / ASL

Une rupture en toute neutralité

À la fin de la guerre froide, le principe de neutralité perdit de sa pertinence. Le début des années 1990 vit la dislocation du groupe des quatre pays européens neutres, à savoir la Suisse, la Suède, l’Autriche et la Finlande.

Thomas Bürgisser

Thomas Bürgisser

Thomas Bürgisser est historien au centre de recherche consacré aux documents diplomatiques de la Suisse (Dodis).

Les sourires sont cordiaux, mais cette rencontre marque en fait la fin d’une relation qui durait depuis plusieurs décennies. Sur l’invitation du conseiller fédéral Kaspar Villiger, chef du Département militaire fédéral, la ministre de la Défense finlandaise Elisabeth Rehn ainsi que ses homologues suédois et autrichien Anders Björck et Werner Fasslabend se réunissent à Berne en ce début octobre 1992 pour un échange de vues informel. Curieusement, il s’agit de la première rencontre des responsables de la politique de sécurité des quatre États neutres d’Europe, lesquels entretinrent pourtant de nombreux contacts durant la guerre froide. Toutefois, un parfum de rupture flottait déjà sur cette première réunion. «Le résultat le plus marquant de cet échange», rapporta Kaspar Villiger au Conseil fédéral «fut de constater sans équivoque que les quatre États participants considèrent que la neutralité ne constitue plus une base commune en matière d’action politique.»
Le conseiller fédéral Kaspar Villiger, en 1990.
Le conseiller fédéral Kaspar Villiger, en 1990. Bibliothèque de l'ETH, Zurich
Bien que les anciens partenaires aient affirmé qu’une certaine communauté d’intérêts demeurait, Villiger dut bien constater que «la ferme volonté, notamment de la part des pays nordiques, de conserver une totale liberté d’action sur la question de la neutralité ne suggère en aucun cas que les intérêts communs soient très profondément enracinés.» Selon lui, la Suède ne se considérerait plus franchement neutre, tandis que «si l’Autriche et la Finlande ne renonceront pas formellement à la neutralité, ils la mettront de moins en moins en avant.» Leur objectif premier serait d’éviter à tout prix «que la neutralité ne pèse sur les relations avec l’Union Européenne.» Ou comment signifier une rupture en toute neutralité. Bien sûr, les rapports entre les quatre États neutres d’Europe ne furent jamais particulièrement étroits; ils étaient bien trop différents pour cela. Forte de l’expérience de deux guerres mondiales traversées sans dommage, la Suisse percevait sa neutralité durable et armée pendant la guerre froide comme une condition essentielle de son indépendance, à la fois ciment national et voie royale pour son rôle particulier dans les relations internationales. Dans le même temps, l’économie suisse était totalement intégrée dans le système occidental. De son côté, la neutralité finlandaise puisait ses racines dans l’accord d’amitié conclu avec son puissant voisin, l’URSS, en 1948, qui avait permis à Helsinki de conserver une liberté d’action relative durant le conflit Est-Ouest. Il n’empêche que l’expression «finlandisation» était généralement considérée comme synonyme de «souveraineté limitée». Quant à la neutralité perpétuelle de l’Autriche, celle-ci avait également été imposée à la jeune république par l’Union soviétique via le Mémorandum de Moscou en 1955 – et ce explicitement sur le modèle de la Suisse. Vienne servit alors de point de comparaison en matière de neutralité pour Berne (non sans un certain sentiment de supériorité de la part de cette dernière), et représenta même un sérieux concurrent de Genève quand il fut question de choisir où siégeraient les organisations internationales.
Vue aérienne du siège de l’ONU à Genève, 1954.
Vue aérienne du siège de l’ONU à Genève, 1954. Bibliothèque de l'ETH, Zurich
Enfin, la Suède, se réclamant d’une tradition de neutralité plus ancienne, comme la Confédération avec qui elle partage depuis 1953 le mandat de surveillance de l’armistice de la guerre de Corée, était considérée comme la principale référence et en quelque sorte comme un alter ego. Pendant des décennies, les diplomates fédéraux avaient lorgné sur Stockholm dans bien des questions de politique internationale jugées délicates du point de vue de la neutralité. Il s’agissait d’ailleurs souvent de s’assurer que l’approche de Berne soit moins militante, plus discrète et, justement, plus neutre. Nul doute que les gardiens du temple de la neutralité helvétique au sein du Département fédéral des affaires étrangères se félicitèrent que la Suisse soit également perçue par les pays du tiers monde comme «le plus neutre» parmi les États neutres d’Europe. Aux yeux de sa population, seule la Suisse était (et demeure) véritablement neutre, bien que la neutralité restât une notion relativement vague qui, au fil des années, avait toujours été exercée avec une grande souplesse en politique étrangère.
Dès le départ, les quatre États neutres d’Europe avaient pour point commun de se situer géographiquement et stratégiquement entre deux alliances militaires: l’OTAN et le Pacte de Varsovie (ce qui les distinguait de l’Irlande, neutre elle aussi), leur permettant, avec la Yougoslavie non alignée, de jouer le rôle de tampon politico-sécuritaire aux marges du continent. Leur neutralité leur valut une attention disproportionnée sur la scène internationale. Forum de dialogue entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) entama une nouvelle phase de coopération entre États neutres à partir des années 1970. La collaboration entre les délégations suisse, suédoise, autrichienne et finlandaise fut florissante, tant en amont qu’en aval de la signature des accords d’Helsinki en 1975, leur conférant un rôle de médiation et de proposer des solutions lors des phases décisives des négociations entre les blocs formés autour des États-Unis et de l’URSS. Comprenant d’autres États non alignés comme la Yougoslavie, Chypre et Malte, les Neutral and Non-Aligned European States (N+N) s’imposèrent comme une force avec laquelle il fallait compter dans le cadre d’une politique d’entente paneuropéenne.
La mission suisse en Corée, 1953. RTS
Ces efforts de médiation discrets, qui avaient pu s’épanouir dans le cadre d’action étroit de la guerre froide, furent privés de tout fondement avec la fin du conflit Est-Ouest après 1989. On vit soudainement apparaître les prémices d’un mouvement d’unification paneuropéenne. Tous semblant désormais travailler main dans la main, il n’y eut plus besoin d’États tampons ni de médiateurs neutres. Les quatre pays neutres réexaminèrent ainsi en profondeur leurs priorités en matière de politique étrangère et de sécurité. Jusqu’à la chute du mur, la Suisse, l’Autriche, la Suède et la Finlande étaient également étroitement liées sur le plan économique dans le cadre de l’Association européenne de libre-échange (AELE). Avec la chute du «rideau de fer», Vienne tout d’abord, puis Stockholm et Helsinki, cherchèrent à adhérer à l’UE, qui fut un moteur de l’unification économique, mais aussi politique, de toute l’Europe. Le projet d’un Espace économique européen qui couvrirait tant l’AELE que l’UE ne constituait à leurs yeux plus qu’une solution transitoire. Le 6 décembre 1992, un peu plus de deux mois après la rencontre entre États neutres à Berne, la population suisse rejeta par référendum l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE). Le Conseil fédéral, qui avait déclaré dès octobre 1991 se fixer comme objectif stratégique l’adhésion de la Suisse à l’UE, se heurta de plein fouet à la réalité de la politique d’intégration, tandis que leurs homologues autrichiens, suédois et finlandais menèrent à bien l’adhésion de leurs États à l’Union Européenne jusqu’en 1995 – tout en continuant à affirmer leur neutralité.
Le vote sur l’EEE en 1992 divisa l’électorat suisse.
Le vote sur l’EEE en 1992 divisa l’électorat suisse. Musée national suisse / ASL
Si le non à l’EEE imposa une révision de la politique européenne de la Suisse, le verdict populaire ne changea rien à la nécessité de repositionner le pays en matière de politique de sécurité. La CSCE, jadis porteuse d’espoirs communs, et pas seulement ceux des États européens neutres, s’avéra être un instrument peu efficace lors de la période de bouleversements qui suivit la fin de la guerre froide. «Voilà pourquoi nos partenaires que sont la Suède, la Finlande et l’Autriche cherchent à se rapprocher de l’OTAN et de l’UEO» (le pacte d’assistance militaire mutuelle des États de l’UE), écrivit Kaspar Villiger au président de la Confédération René Felber, peu après le référendum fatidique. Selon le chef du Département militaire fédéral, «nous aussi devons, du point de vue de la politique de sécurité, franchir ce pas» afin «d’éviter de nous retrouver isolés dans ce domaine». «La lutte contre les armes à longue portée et les vecteurs modernes pourrait bientôt dépasser les capacités techniques et financières d’un petit État», fit remarquer Villiger. Il semblait de plus en plus illusoire que le pays puisse assurer une défense militaire autonome en cas de conflit. «Même un pays neutre doit être autorisé à prendre les mesures nécessaires pour garantir sa sécurité.» S’il était, selon lui, encore trop tôt pour «spéculer sur la nature de telles dispositions, il convient de penser à temps à préparer le terrain politique pour une telle démarche». Pendant une trentaine d'années, la Suisse, la Suède, la Finlande et l'Autriche n'ont guère eu besoin de s'engager sérieusement dans une association plus étroite que l'initiative de l'OTAN du «Partenariat pour la paix» (dont faisaient également partie la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine, par exemple). Leurs conceptions de la neutralité ont végété, chacune à leur manière. Ce n'est qu'avec la guerre d'agression russe contre l'Ukraine que les quatre pays ont dû à nouveau se pencher fondamentalement sur la question de la neutralité. Les réponses divergentes montrent à quel point ils se sont éloignés depuis la séparation.

Recherche collabo­ra­tive

Le présent texte est le fruit de la collaboration entre le Musée national suisse (MNS) et le centre de recherche consacré aux documents diplomatiques de la Suisse (Dodis). Le MNS recherche dans les archives d’Actualités Suisses Lausanne (ASL) des images en lien avec la politique extérieure et Dodis contextualise ces photographies à l’aide de sources officielles. Les fiches sur l'année 1992 ont été publiées sur la base de données internet Dodis en janvier 2023. Les documents cités dans le texte sont disponibles en ligne.

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