Poubelle Ochsner de la ville de Bâle, années 1930.
Poubelle Ochsner de la ville de Bâle, années 1930. Musée historique de Bâle

Le vacarme des poubelles Ochsner

Les matins suisses ont été marqués pendant des générations par le bruit de la collecte des ordures, un air discordant joué par les poubelles en acier galvanisé conçues par l’ingénieux entrepreneur zurichois Jakob Ochsner.

Thomas Weibel

Thomas Weibel

Thomas Weibel est journaliste et professeur d’ingénierie médiatique à la Haute école spécialisée des Grisons ainsi qu’à la Haute école des arts de Berne.

Fils d’entrepreneur, Jakob Ochsner (1858–1926) courut le monde. C’est chez son père, charron à Oberhallau dans le canton de Schaffhouse, qu’il apprend à construire et réparer les charrettes avant d’émigrer au-delà des mers. À Chicago, le jeune Ochsner découvre un monde où les opportunités comme les problèmes ne connaissent aucune limite. D’incroyables quantités d’ordures s’accumulent dans les rues de la cité nord-américaine dont elles empestent l’atmosphère. Après sept années de travail à Chicago, notre maître-charron revient au pays et réalise que les ordures commencent aussi à submerger des villes suisses en rapide expansion. Ochsner déplace la charronnerie paternelle à Zurich – d’abord dans un modeste atelier de l’Oberstrasse, puis à la Kasernenstrasse et enfin à la Müllerstrasse 54/56, installant ainsi charronnerie, forge et sellerie à une seule et même adresse.
Beaucoup de monde, d’opportunités et autant de déchets: lithographie représentant Chicago vers 1850.
Beaucoup de monde, d’opportunités et autant de déchets: lithographie représentant Chicago vers 1850. Wikimedia
À l’aube du XXe siècle, Zurich fait figure de pionnier en matière de collecte des ordures. Après l’épidémie de choléra qui coûta la vie à plusieurs centaines de personnes pendant l’été 1867, la population zurichoise approuva ce que l’on appelait alors «La réforme des cloaques». Dorénavant, déchets solides et liquides sont séparés. Les eaux usées s’écoulent dans des canalisations fermées comme à Paris, tandis que les excréments sont évacués par des tuyaux fixés aux façades des maisons d’où ils parviennent dans des seaux dont le contenu est ensuite vidé dans des charrettes tirées par des chevaux. Ce fumier est distribué à des paysans qui l’utilisent comme engrais. La première usine d’incinération de Suisse sera inaugurée à Zurich en 1904 à la Josefstrasse. Il s’agit alors du système d’élimination des ordures le plus moderne d’Europe.
Usine d’incinération des ordures à la Josefstrasse – Zurich, vers 1909.
Usine d’incinération des ordures à la Josefstrasse – Zurich, vers 1909. Baugeschichtliches Archiv Zurich
Mais tout ce qui brille n’est pas or. L’industrialisation a fait des faubourgs de l’Aussersihl l’agglomération la plus dense de Suisse. Chaque ménage possède son propre seau à ordures, et une puanteur nauséabonde flotte en permanence dans la ville. Nombreux sont ceux qui craignent l’apparition de nouvelles épidémies. C’est alors que Jakob Ochsner se souvient de certains procédés qui l’avaient impressionné aux États-Unis. Il conçoit des poubelles en acier galvanisé et fait construire des véhicules équipés de conteneurs métalliques dotés d’écoutilles dont le panneau coulissant est actionné par le couvercle des poubelles, ce qui en déclenche la vidange. Il fait équiper l’usine d’incinération de clapets coupe-feu adaptés aux conteneurs de ses véhicules, réalisant ainsi une chaîne de transport fermée, du lieu de production des ordures à celui de leur élimination. Une fois les ordures jetées dans une poubelle (tout d’abord quadrangulaire puis cylindrique) dont l’intérieur est tapissé de papier journal conformément aux prescriptions en vigueur, celles-ci ne voient plus la lumière du jour, et lors de leurs deux transferts, ne produisent pratiquement plus de saleté ni d’odeur. Le Système Ochsner est mis en place à Zurich en 1908. Les anciennes charrettes tirées par des chevaux sont progressivement motorisées, et le vacarme de la vidange des poubelles Ochsner appartient bientôt au paysage sonore urbain. Inventeur doué doublé d’un commerçant avisé, Ochsner fait emboutir en toute modestie une croix suisse sur chacune de ses poubelles en tôle. Plus tard, celles-ci seront même ornées des armoiries du canton dans lequel elles sont utilisées. Lorsque leur inventeur décède en 1926, la poubelle Ochsner est obligatoire pour tous les ménages de la ville de Zurich.
«Patent Ochsner» version bernoise.
Patent Ochsner version bernoise et… Wikimedia
«Patent Ochsner» version bâloise.
… bâloise. e-pics
Le système est introduit à Bâle en 1931. Le premier camion-poubelle Ochsner y est mis en service en 1934. Chaque ménage de la cité rhénane est tenu d’acheter une poubelle coûtant 9.05 francs, l’équivalent de 150 francs d’aujourd’hui. Tout le monde n’ayant pas les moyens de s’offrir ce luxe, le Grand Conseil de la ville vote en 1933 un crédit de 33 000 francs, «subvention ponctuelle destinée aux familles indigentes en contribution aux frais d’acquisition d’une poubelle standard (Système Ochsner)». Pour éviter tout vol ou confusion, les poubelles Ochsner portent une numérotation bien visible. En 1930, la poubelle Ochsner «Récipient doté d’un couvercle et d’une anse rabattable destiné aux ordures et matières similaires» est brevetée par Jacques Ochsner et Cie SA. Le Système Ochsner devient Patent Ochsner (Brevet Ochsner). Mais comme le dit le proverbe, «Ce qui est jeune devient vieux, ce qui est chaud devient froid et cela se passe beaucoup plus rapidement que l’on croit». Dans les années 1970 et 1980, la poubelle Ochsner est remplacée par le sac-poubelle en plastique. Patent Ochsner n’est aujourd’hui plus qu’un souvenir d’enfance pour les seniors et le nom d’un groupe de rock bernois aux refrains entraînants évoquant le passé en dialecte suisse alémanique.
Collecte des ordures en poubelles Ochsner, Zurich 1971.
Collecte des ordures en poubelles Ochsner, Zurich 1971. Dukas

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