Extrait du Jardin des délices de Jérôme Bosch, 1490-1500.
Extrait du Jardin des délices de Jérôme Bosch, 1490-1500. Wikimedia

Sexualité au Moyen Âge

L’étude de la période médiévale révèle une histoire de la sexualité largement plus variée que ce que l’on pourrait supposer à première vue. Bien que l’Église chrétienne ait effectivement cherché à étendre son influence jusque dans la chambre à coucher, on constate également l’existence d’attitudes et de pratiques dénotant la luxure.

Valérie Lüthi

Valérie Lüthi

Valérie Lüthi est historienne et germaniste, spécialisée dans le Moyen Âge et le XXe siècle.

La longue période qui s’étend entre l’Antiquité et l’ère moderne, que l’on désigne par le terme un peu simpliste de Moyen Âge, fournit un vaste éventail de représentations, normes et pratiques sexuelles. Même si l’histoire de la sexualité médiévale est soumise à de nombreuses influences, celle-ci ne saurait être racontée sans mentionner la religion chrétienne. Tout commence à l’aube de l’humanité d’après les chrétiens: avec Adam et Ève. Le récit de la chute de l’homme prépare le terrain pour ce qui va suivre: la femme devient «tentatrice» et l’homme «tenté». L’interprétation du personnage d’Ève est lourde de conséquences pour l’image de la femme, puisqu’on la présente à la fois comme le sexe «faible» et celui qui soumet à la tentation.
Ève tend la pomme à Adam: la chute de l’homme représentée par Lucas Cranach l’Ancien, 1532.
Ève tend la pomme à Adam: la chute de l’homme représentée par Lucas Cranach l’Ancien, 1532. Wikimedia
Le corps féminin est assimilé à la tentation. Parfois, on sous-entend même qu’une magie opère: Der Liebeszauber (Le philtre d’amour), Maître du Bas-Rhin, XVe siècle.
Le corps féminin est assimilé à la tentation. Parfois, on sous-entend même qu’une magie opère: Der Liebeszauber (Le philtre d’amour), Maître du Bas-Rhin, XVe siècle. Wikimedia
Adam, incarnant les hommes, se détourne de sa «ratio» (raison) et se laisse tenter. Cette interprétation aura elle aussi une influence durable: les femmes inciteraient les hommes à se montrer irrationnels, et ceux-ci seraient assez idiots pour se laisser faire. On retrouve également ce motif dans la légende médiévale du Lai d’Aristote. Aristote, tuteur d’Alexandre le Grand, le met en garde contre la tentation exercée par une charmante jeune Indienne (appelée Phyllis dans la version allemande). Contrariée, la jeune femme décide d’humilier Aristote. Elle provoque le désir du philosophe, qui la laisse le chevaucher comme une monture. Alexandre observe la scène et constate la faiblesse du grand penseur face à la «ruse féminine». L’histoire comporte une double morale en prouvant la validité de l’avertissement d’Aristote quant au pouvoir de distraction de l’amour, tandis que l’intelligence et l’ingéniosité hors du commun de la jeune femme sont révélées.
Aristote et Phyllis dans un manuscrit, vers 1486-1520.
Aristote et Phyllis dans un manuscrit, vers 1486-1520. Augsburg, Staats- und Stadtbibliothek
Ce récit montre qu’au Moyen Âge, les femmes n’étaient pas seulement considérées comme des objets de désir passifs, mais également comme des êtres actifs capables d’influencer leur environnement. Aristote, considéré comme l’incarnation de la sagesse et de la raison, s’avère en revanche vulnérable aux talents de séduction de la jeune femme. Son personnage vise à démontrer que même les hommes les plus intelligents peuvent se laisser emporter par leurs passions et commettre des «folies».

Chasteté contre luxure, un combat inéluctable?

En plus de marquer de son empreinte les rôles associés aux genres, le dogme chrétien idéalise la vertu qu’est la «castitas» ou chasteté, et condamne le vice de «luxuria» ou luxure. L’idéal de chasteté est véhiculé par les nonnes et les moines, mais aussi vanté dans les hagiographies, et ce remarquablement souvent dans le cas des saints de sexe féminin. Le corps féminin fait ainsi l’objet d’une contradiction, puisqu’il est aussi bien associé négativement à la tentation que positivement à l’abstinence. Selon le jugement que l’on porte, il peut inciter au péché comme être vertueux.
L’allégorie de la luxure de Pisanello (vers 1426) est incarnée par une femme...
L’allégorie de la luxure de Pisanello (vers 1426) est incarnée par une femme... Wikimedia
... mais aussi celle de la chasteté chez Hans Memling, 1475.
... mais aussi celle de la chasteté chez Hans Memling, 1475. Wikimedia
L’idéalisation de la chasteté posait toutefois un dilemme existentiel, car la pérennité et l’expansion souhaitées de la communauté chrétienne étaient forcément liées à l’aspect biologique de la procréation. Partant de ce constat, si une pratique ne peut être totalement interdite, il ne reste plus qu’à la réglementer.

Sex – mais veuillez respecter les règles!

L’Église commençant à gagner en puissance et en influence au haut Moyen Âge, on constate des règles de plus en plus précises concernant l’acte sexuel. Dans un premier temps, celui-ci n’était autorisé que dans le cadre du mariage, qui fut élevé au rang de sacrement au XIIe siècle et devait être conclu par des prêtres. Cela signifie qu’à partir de ce moment, tous les mariages nécessitaient l’accord de l’Église.
Mariage de Louis X et de Clémence de Hongrie en 1315. Miniature, fin du XIVe siècle.
Mariage de Louis X et de Clémence de Hongrie en 1315. Miniature, fin du XIVe siècle. Oxford, Bodleian Library
L’acte pouvait en outre uniquement être accompli dans le lit conjugal – on était donc prié d’éviter la table de la cuisine où les repas étaient pris, ou l’étable comme du bétail. Ledit bétail nous amène directement à la condition suivante: la position. Tant la levrette («comme le bétail») qu’une position où la femme adopte une position plus «active» (chevauchant l’homme) étaient interdites. En effet, seul l'homme devait être actif. Dès lors, on autorisait uniquement la position du missionnaire, dans laquelle la femme est couchée sur le dos et où les époux se font face «de manière humaine».
Même dans le lit conjugal, il fallait se méfier des pulsions démoniaques, raison pour laquelle la théologie imposait des règles strictes en matière de rapports conjugaux.
Même dans le lit conjugal, il fallait se méfier des pulsions démoniaques, raison pour laquelle la théologie imposait des règles strictes en matière de rapports conjugaux. Staatsbibliothek zu Berlin
Le moment était évidemment aussi défini: pas pendant les fêtes religieuses, puisque l’on avait autre chose à faire que de procréer. Cela allait jusqu'au point où, si les couples suivaient les directives strictes, ils n'étaient autorisés à avoir des relations sexuelles que deux à cinq jours par mois. Il ne s’agissait pas non plus d’oublier que le sexe n’était autorisé qu’à des fins de procréation – on se souvient du dilemme de la pérennité de la communauté chrétienne. Voilà qui excluait donc tous les autres orifices corporels et pratiques, jugés «contre nature», où le sperme ne finissait pas dans l’utérus. On disposait en effet de certaines connaissances en matière de conception, même si l’on ne pouvait s’accorder sur la question de savoir si seuls les organes masculins jouaient un rôle dans ce domaine ou si ceux des femmes étaient aussi importants.

Les normes sexuelles et leurs conséquences

En fixant des interdits, des normes et des règles, l’Église tente de normaliser la sexualité des croyants, tant au niveau individuel que collectif. De ce fait, la notion de sexualité «normale» a été immédiatement suivie par l’idée de pratiques «anormales», ou «contre nature» comme on les appelait alors. Cette conception normalisée avait des conséquences particulièrement dramatiques en ce qui concerne l’homosexualité. Alors qu’elle était encore relativement fréquente dans l’Antiquité, on s’est mis à la condamner avec la christianisation au motif qu’elle serait «contraire à l’ordre naturel».
Représentation moralisatrice de l’homosexualité dans une Bible, 1225.
Représentation moralisatrice de l’homosexualité dans une Bible, 1225. ÖNB, Cod. 2554, fol. 2r
Les pratiques homosexuelles défiaient la norme propagée. Il est à noter que l’homosexualité féminine était beaucoup moins critiquée. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que l’homosexualité masculine mettait à mal la conception de la masculinité hétérosexuelle dominante dans un discours à prépondérance masculine, défiant ainsi le «centre de la société».

Prosti­tu­tion: un angle mort

La position de l’Église sur la prostitution était extrêmement ambivalente. Vigoureusement condamnée sur le principe, elle posait néanmoins un nouveau dilemme dans la conception de l’époque: alors que l’on voulait cantonner le sexe au mariage, on estimait qu’une sexualité masculine réprimée constituait une menace pour l’«ordre social», les célibataires risquant de se tourner vers les vierges non mariées. L’Église recourut une fois de plus à sa tactique éprouvée en réglementant ce qu’elle ne pouvait empêcher.
Bains et bordel sous le même toit: une combinaison très prisée. Illustration du XVe siècle.
Bains et bordel sous le même toit: une combinaison très prisée. Illustration du XVe siècle. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Les hommes célibataires étaient donc autorisés à fréquenter des «maisons closes», mais la pratique n’était pas pour autant bien vue. On pourrait ici parfaitement imaginer que les récriminations portaient essentiellement sur les jeunes clients de ces établissements. C’est faux. Les critiques visaient bien évidemment – et là, celles et ceux qui ont prêté attention à l’interprétation du personnage d’Ève en introduction savent ce qui va suivre – la prostituée qui «corrompt le jeune homme irrationnel et malhabile».

De la critique à la médecine

Les voix critiquant, souvent dans un contexte théologique, les comportements «luxurieux» ne manquaient pas. L’homosexualité n’était cependant pas la seule pratique à être prise pour cible, puisque les relations extra-conjugales révélées au grand jour à la naissance d’un enfant illégitime étaient elles aussi largement dénoncées. On réprouvait également le plaisir solitaire au motif que cela ne sert pas directement à la reproduction. Le monde de la médecine, en revanche, estimait que l’onanisme et l’assouvissement du désir en général était moins problématique. L’échange de fluides corporels était même présenté comme bénéfique pour la santé dans le cadre de la théorie des humeurs.
Représentation de l’acte sexuel dans un manuscrit médical, première moitié du XVe siècle.
Représentation de l’acte sexuel dans un manuscrit médical, première moitié du XVe siècle. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Des guides médicaux, souvent rédigés par des médecins, des sages-femmes, des ecclésiastiques ou des laïcs, abordaient des thèmes comme la santé sexuelle, la procréation ou les aspects moraux de la sexualité. On y recommandait par exemple certaines herbes ainsi que des techniques d’amélioration de la fécondité ou de traitement de maladies sexuellement transmissibles, mais ces conseils reposaient encore fréquemment sur des notions archaïques d’anatomie et de physiologie. Néanmoins, comme les activités sexuelles étaient rarement détachées des conceptions morales et théologiques, de nombreux guides fournissaient aussi des instructions détaillées quant à la manière de concilier désir sexuel et considérations religieuses, établissant ainsi un lien solide entre médecine et religion.

Il n’y a pas de fumée sans feu

Les règles strictes encadrant la sexualité ainsi que la condamnation par la société des pratiques défiant la norme ont certainement exercé une influence sur la vie des hommes et des femmes. Cela dit, est-il déjà arrivé, dans l’histoire de l’humanité, que tout le monde se plie aux règles? On dispose de plusieurs sources qui, par leur seule existence, suggèrent que le sexe était largement répandu. Les «pénitentiels», par exemple, étaient des sortes de catalogues qui spécifiaient les péchés pour lesquels il fallait faire pénitence, et de quelle manière. On peut ainsi lire ceci dans un pénitentiel irlandais du VIe siècle: «Un mari dont l’épouse a eu des relations sexuelles avec un autre homme ne peut partager le lit avec cette femme avant qu’elle n’ait fait pénitence de son péché, c’est-à-dire après une année complète de pénitence. De la même manière, une épouse ne peut pas non plus chercher à partager le lit de son mari s’il a eu des relations sexuelles avec une autre femme avant qu’il n’ait lui aussi fait pénitence de son péché pendant un an.»
Abbildung zum Ehebruch aus dem Renner des Hugo von Trimberg, 1468.
Représentation de l’adultère dans Der Renner d’Hugo von Trimberg, 1468. e-codices / Fondation Martin Bodmer
L’adultère, un péché sévèrement puni, fait également l’objet d’une multitude d’illustrations. Bien que beaucoup adoptent un ton moralisateur et jugemental, ils semblent confirmer que l'adultère faisait partie de la vie quotidienne. Outre des règles strictes, une grande variété de contenus érotiques ou obscènes du Moyen Âge nous sont aussi parvenus, à l’instar d’insignes représentant des vulves couronnées et des phallus ailés, ou encore d’histoires «indécentes» servant à se divertir. Ces textes étonnent de nos jours par leurs contenus explicites, comme ce fabliau de Jean Bodel: «Dans son sommeil, je vous dis sans mentir, que la dame […] songea qu’elle était à un marché annuel. Vous n’avez jamais entendu parler d’un pareil. Il n’y eut ni comptoir, ni aune, ni magasin, [...] où l’on vendît fourrure, petit-gris ou menu-vair, ni toile de lin, ni drap de laine [...]. Il y eut seulement des couilles et des vits. Mais de ceux-ci il y eut en quantité. [...] Pour trente sous on en avait un bien et pour vingt sous un beau de fière allure. Et il y eut même des vits pour les pauvres. On en emportait un petit pour dix, neuf ou huit sous. On vendait au détail, on vendait en gros. Les meilleurs étaient les plus gros, les plus chers et les mieux gardés.»

Entre préten­tion rigide et réalité vécue

Bien que nous ne puissions pas en juger par nous-mêmes en nous introduisant dans les chambres à coucher du Moyen Âge, des sources comme les pénitentiels ou la littérature érotique nous révèlent des histoires bien éloignées des normes rigides de l’Église en matière de sexualité. En fin de compte, l’existence de critiques et de règles explicites suggère une réalité bien tangible – sinon à quoi auraient-elles bien pu servir? Au Moyen Âge, la théologie chrétienne met en scène le combat de la chasteté vertueuse contre le vice de la luxure. Du point de vue de l’Église, la chasteté doit l’emporter et mettre de l’ordre dans un monde si enclin aux plaisirs de la chair. La vie quotidienne raconte cependant une autre histoire: le Moyen Âge n’était ni extraordinairement prude, ni extraordinairement lubrique. La sexualité était hétérosexuelle, au sein du couple, modérée, au lit et avec une femme passive, mais aussi homosexuelle, en dehors du mariage, dans les bordels, immodérée, impliquant des femmes chevauchant des hommes – et bien plus encore.
Nul doute que tout le monde n’obéit pas à ces règles rigides, au Moyen Âge comme à notre ère.
Nul doute que tout le monde n’obéit pas à ces règles rigides, au Moyen Âge comme à notre ère. Wikimedia

Le sexe accapare l’humanité

Même si les points de vue et les priorités évoluent, la question de la sexualité semble indémodable. Il est légitime de se demander: Pourquoi n’a-t-on cesse d’en faire un sujet de discussion qu’il convient de définir, de normaliser et d’encadrer par des règles? Qu’il s’agisse de digestion, d’alimentation ou de procréation, les humains ont tendance à interpréter, évaluer ou tout simplement cultiver leurs processus corporels. L’explication repose probablement sur une combinaison de plusieurs facteurs: aspirations politiques, religieuses ou philosophiques, prétentions de pouvoir, contrôle social ou tout simplement volonté de se démarquer du «bétail». Quelle que soit l’époque, une chose est certaine: l’être humain a fait du sexe une partie intégrante de sa culture.

convoités. soignés. martyri­sés. Les corps au Moyen Âge

15.03.2024 14.07.2024 / Musée national Zurich
Au Moyen Âge, les corps humains étaient confrontés à des contradictions : ils étaient à la fois glorifiés, opprimés, soignés et punis. Au travers de nombreux prêts provenant de Suisse et de l’étranger, l’exposition porte un regard historico-culturel sur le corps au Moyen Âge, tout en nous encourageant à réfléchir à l’image que nous en avons aujourd’hui.

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