Le mariage malheureux des Buser a connu une fin tragique. Illustration de Marco Heer
Le mariage malheureux des Buser a connu une fin tragique. Illustration de Marco Heer

Un mariage empoison­né: l’affaire Buser

Les lois restrictives sur le divorce du 19e siècle ont conduit à de nombreuses tragédies humaines. Dans le cas du couple Buser, elles ont même mené au meurtre.

Patrik Süess

Patrik Süess

Patrik Süess est un historien indépendant.

Le 17 août 1838, Anna Maria Buser, née Graf, 52 ans, comparut devant le tribunal de district de Liestal, dans le canton de Bâle-Campagne, pour déposer une requête de divorce à l’encontre de son mari Heinrich, épousé 23 ans plus tôt, et avec qui elle vivait au moulin de Niederschöntal, dans la commune de Füllinsdorf. Anna accusait son mari de trop boire et, lorsqu’il était «en état d’ivresse, de lui jouer toutes sortes de tours» et de lui tenir des propos insultants. Selon elle, il pouvait vider trois bouteilles de schnaps en deux jours. Parfois, il découchait et, à son retour, allait dormir au lieu de travailler. Ce n’était pas la première comparution d’Anna devant les autorités. Quelques mois plus tôt, elle avait voulu mettre son époux sous tutelle car, le considérant comme un dilapidateur «simple d’esprit», elle souhaitait devenir maîtresse du moulin. Le tribunal avait refusé sa requête au motif que les affaires du moulin se portaient bien et que la fortune croissait. À présent, en plus du divorce, Anna réitérait sa demande auprès du tribunal de district, souhaitant «en son nom et au nom de ses fils qu’on lui laisse l’activité du moulin et qu’on accorde à son époux une rente annuelle».

Son oubli de Dieu fit naître peu à peu dans son cœur l’avarice, et l’avarice se transfor­ma ensuite en haine contre son époux, coupable par ses ivresses répétées de diminuer les biens terrestres de son épouse et de nuire à son bonheur présumé.

Extrait de l’éloge funèbre du pasteur Heinrich Mener du 14 mai 1840.
Heinrich était d’accord avec le divorce... à condition qu’il reste maître du moulin. Pour le reste, il contestait les affirmations d’Anna et lui reprochait de le dénigrer depuis longtemps «de façon désagréable» et de monter les employés, et même leurs enfants, contre lui. Le conseiller d’État Platter, voisin de Buser, confirma ce dernier témoignage: selon lui, il arriva souvent que le fils aîné maltraitât son père physiquement et qu’Anna déclarât fièrement «que son mari avait désormais trouvé un maître en la personne de son fils». Une fois, à table, elle lui aurait également servi un chat mort dans son assiette. Si Platter admit que, «comme les meuniers de façon générale, il était fréquent de trouver Heinrich à la taverne», il ajouta que personne ne se souvenait de «l’avoir jamais vu ivre ou bruyant plus que de raison».
Portrait d’Anna Maria Buser extrait du récit intitulé Die Giftmörderin («L’empoisonneuse») de J. Ulrich Walser et basé sur le dossier de l’affaire, 1840.
Portrait d’Anna Maria Buser extrait du récit intitulé Die Giftmörderin («L’empoisonneuse») de J. Ulrich Walser et basé sur le dossier de l’affaire, 1840. Wikimédia
Bien qu’il fût évident que «les deux époux vivaient dans une discorde permanente», le tribunal décida, après audition des deux parties, «de ne pas prononcer le divorce». Au contraire, le tribunal leur enjoignit expressément de cohabiter pacifiquement. Les derniers mots d’Anna à l’intention du juge laissèrent peu d’espoir de réconciliation: elle conclut que c’était donc à elle de décider «comment faire marcher au mieux ses affaires et fructifier sa fortune». Et si cela devait «ne pas plaire à son époux, elle le ferait maîtriser par les domestiques et rouer de coups aussi longtemps que cela lui chanterait». Les juges de district n’avaient pas vraiment d’autre choix que de refuser le divorce. Pourtant, contrairement aux régions catholiques où la doctrine chrétienne considérait le sacrement du mariage comme indissoluble et où, en cas d’extrême nécessité, la «séparation de corps», c’est-à-dire la séparation spatiale, était le seul recours possible, Bâle-Campagne était un canton réformé qui autorisait le divorce, quoique dans des conditions très strictes. Le réformateur Zwingli avait lui-même établi toute une série de motifs légitimant le divorce, comme l’adultère, la maltraitance physique (exercée par l’homme), l’abandon «malveillant» du domicile conjugal, la perpétration par l’un des époux d’un crime passible de la peine de mort, les maladies contagieuses, la folie ou l’impuissance masculine.
Portrait d’Ulrich Zwingli, peint par Ludwig Georg Vogel au XIXe siècle d’après un tableau de Hans Asper datant du XVIe siècle.
Portrait d’Ulrich Zwingli, peint par Ludwig Georg Vogel au XIXe siècle d’après un tableau de Hans Asper datant du XVIe siècle. Musée national suisse
Dans le droit réformé, le mariage était toutefois en principe également considéré comme indissoluble. En outre, l’ordonnance matrimoniale bâloise de 1747, qui légitimait uniquement l’adultère et «l’abandon délibéré» du domicile conjugal comme motifs de divorce, était encore en vigueur en 1838 dans le canton de Bâle-Campagne. Et même dans de telles situations, les juges matrimoniaux étaient tenus de faire preuve d’une extrême parcimonie dans l’approbation d’un divorce, y compris «si une cause suffisante était portée à leur connaissance», en raison «de l’espoir d’une réconciliation des deux parties». Le tribunal contraignit les époux à continuer de vivre sous le même toit, bien qu’il fût évident que le lien conjugal des Buser était «rompu» (pour employer un terme actuel). Vivre séparément tout en étant marié était interdit sans l’autorisation de l’État: «Les époux ne sont en aucun cas autorisés à s’isoler l’un de l’autre de leur propre chef, quelle qu’en soit la raison.» Les consistoires étaient chargés de surveiller le respect de la vie conjugale sous le même toit. Car selon le point de vue du législateur de cette époque, «le mariage était une institution supra-individuelle dont les époux ne pouvaient décider librement de la dissolution» étant donné que son existence, entendue comme la forme de régulation par excellence des relations entre les sexes, «relevait d’un intérêt public supérieur subordonné à l’État».
En 1747, l’ordonnance matrimoniale de la ville de Bâle autorisa uniquement l’adultère et «l’abandon délibéré» du domicile conjugal comme motifs de divorce.
En 1747, l’ordonnance matrimoniale de la ville de Bâle autorisa uniquement l’adultère et «l’abandon délibéré» du domicile conjugal comme motifs de divorce. Bayerische Staatsbibliothek
En février 1839, Heinrich Buser tomba malade. Il fut pris de diarrhées et de vomissements violents, accompagnés de douleurs insoutenables au niveau de l’estomac et de l’abdomen. Il maigrit et fut secoué de crises de tremblements avant de se retrouver paralysé des bras et des jambes. En mai, Heinrich, alors alité, confia à son frère Jakob qu’il soupçonnait sa femme de l’avoir empoisonné. Ce dernier s’adressa aussitôt au préfet de Liestal, qui retira immédiatement le malade du domicile conjugal. Lorsqu’Anna Buser fut appelée à comparaître pour répondre des soupçons de son mari, elle répondit froidement qu’elle espérait «que la maladie contractée par son mari en raison de sa vie dissolue mettrait un terme à son existence pour son bien et le leur».

Le soupçon se renforce

Son souhait fut exaucé. Heinrich Buser mourut le 20 mai 1839. Mais ce n'est pas sa vie dissolue qui le tua. Dès la première autopsie, les médecins purent conclure «avec assurance» qu’Heinrich était «mort des suites d’un empoisonnement aux métaux». Il ne fallut pas longtemps pour qu’Anna Maria Buser avoue le meurtre de son époux. Après avoir interrogé de nombreux témoins, les autorités parvinrent finalement à reconstruire les faits: afin de procéder à l’empoisonnement, Anna s’était d’abord tournée vers un vendeur de remèdes dénommé Stocker à Frenkendorf, en réalité charpentier, qui fut purement et simplement qualifié de «charlatan» par les autorités cantonales. Elle lui demanda explicitement un poison «qui tue lentement», qu’elle négocia contre 50 doublons et «deux ans de farine». C’est son complice Heuberger, domestique chez les Buser, qui avait pris contact avec Stocker et récupéré le poison chez lui. Il avait décampé juste avant la mort d’Heinrich, lorsque la situation avait commencé à sentir le roussi. Les autorités conclurent cependant qu’il n’était pas l’amant d’Anna dans la mesure où «le physique d’Heuberger était aussi répugnant que son caractère». Mais le «poison» de Stocker ne fut d’aucun effet. Et Stocker se mit à faire chanter Anna. Celle-ci tenta alors d’utiliser des copeaux de cuivre qu’elle mélangea dans les pommes de terre sautées de son époux. Comme cela resta également sans effet, elle versa dans son eau-de-vie de l’oxyde de plomb qu’elle s’était procuré auprès d’un peintre. Si cela rendit Heinrich malade, il fallut toutefois qu’elle y rajoute du vitriol et de l’acide chlorhydrique pour que le mélange devienne létal.

Elle avait en sa posses­sion du vitriol depuis dix ans et de l’acide chlorhy­drique depuis l’hiver précédent, qu’elle avait demandé au Docteur Gass à Muttenz afin de soigner un cheval malade. Elle a versé l’oxyde de plomb dans son eau-de-vie de marc, qui était colorée par des cerises noires. «Il ne s’en est pas rendu compte», a‑t-elle déclaré pendant l’interrogatoire.

Extrait du récit intitulé «Die Giftmörderin» de J. Ulrich Walser et basé sur le dossier de l’affaire, 1840.
Les autorités n’eurent pas le temps d’établir avec certitude si l’aîné des fils était au courant du projet meurtrier de sa mère: Heinrich junior se tua d’une balle tirée avec son fusil de l’armée le 14 juin. Lorsqu’on lui demanda d’expliquer les raisons qui l’avaient poussée à assassiner son époux, Anna répondit: «Je l’ai fait car on ne m’a laissée divorcer [...]. Si le tribunal ne nous avait pas forcés à vivre sous le même toit [...], il ne me serait jamais venu à l’esprit de faire une chose pareille.»

Un tournant en avance sur son temps

On ne peut que spéculer sur le fait de savoir si la vie d’Heinrich Buser aurait été épargnée si le divorce avait été prononcé. Ce qui est sûr, c’est que si la comparution avait eu lieu après 1874, le tribunal aurait accordé le divorce. Lors de la révision totale de la Constitution fédérale, la «rupture du lien conjugal» et «le consentement mutuel» furent en effet inscrits pour la première fois comme des motifs de divorce légitimes en Suisse, deux motifs applicables à l’affaire Buser. L’introduction du «consentement mutuel» comme motif de divorce peut par ailleurs être considérée comme franchement révolutionnaire. Tandis que la «rupture du lien conjugal» continuait de reposer sur un idéal du mariage dicté par la société, le «consentement mutuel» déléguait pour la première fois aux époux eux-mêmes le pouvoir d’évaluer leur situation matrimoniale.
Plaque commémorant la révision de la Constitution de 1874.
Plaque commémorant la révision de la Constitution de 1874. Musée national suisse
Cette révolution fut cependant de courte durée. Étant donné que presque aucun autre pays d’Europe ne légitimait ce motif, le taux de divorce devint à cette époque plus élevé dans la Confédération que dans tout autre pays. Entre 1876 et 1880, quatre fois plus de divorces furent prononcés en Suisse qu’en France, et au tournant du siècle, la Suisse comptait toujours deux fois plus de divorces que l’Empire allemand. Beaucoup trop aux yeux du monde politique. Aussi, le principe du «consentement mutuel» fut supprimé dans le Code civil de 1912. Ce fut (provisoirement) le triomphe de l’ancien point de vue, que le juriste et homme politique Robert Briner formula ainsi en 1910: le mariage «n’est pas seulement un contrat privé relevant exclusivement de la volonté des époux, c’est un rapport juridique moral supérieur et indépendant de la volonté des époux qui ne peut être contracté et dissous qu’avec l’accord de l’État».

Un jugement tranché

Le 6 avril 1840, le tribunal criminel condamna Anna Maria Buser à la peine capitale par décapitation à l’épée. Le Grand Conseil du canton de Bâle confirma le jugement à 51 voix contre 2. Stocker et Heuberger furent condamnés aux fers pendant respectivement dix et cinq ans.
Annonce de l’exécution dans le journal Intelligenzblatt für die Stadt Bern du 16 mai 1840.
Annonce de l’exécution dans le journal Intelligenzblatt für die Stadt Bern du 16 mai 1840.   e-newspaperarchives
Anna n’éprouva jamais de remords pour son geste. En prison, elle déclara «qu’elle avait déjà oublié son mari depuis longtemps». Le Berner Volksfreund rapporta que le 14 mai 1840, Anna Maria Buser arriva avec un visage «impassible» dans la cour de la caserne de Liestal, où des milliers de curieux s’étaient rassemblés pour assister à son exécution. «Madame Buser a fait preuve d’un courage qui force le respect, même venant d’une criminelle. Si elle n’a pas su vivre correctement, elle a su mourir résolument.»

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