Identités nationales
Les Tchèques ont Jan Hus, les Français Jeanne d’Arc et les Grecs Alexandre le Grand: chaque pays entretient les récits hérités de son passé. C’est une manière très humaine de créer une identité nationale.
De nos jours, le concept d’identité nationale peut irriter. Et pourtant, il suffit de vivre quelques années à l’étranger pour réaliser que les gens y sont un peu différents. Mais au fond, de quoi ces différences sont-elles faites? Comment la conscience nationale se forme-t-elle exactement et quels sont les éléments qui font l’unité d’une communauté? On peut par exemple citer la langue, les frontières, la pratique d’une même religion, des ennemis communs, les intérêts économiques, les habitudes ou un type de végétation. Toutefois, la conscience nationale d’une communauté s’appuie sur tout autre chose: un récit fondateur commun, la représentation collective d’une appartenance racontée encore et toujours, réécrite, réinterprétée et répétée.
Helvétique
On dit qu’en Suisse, même les catholiques et les juifs sont protestants. L’économie, le zèle et la ponctualité sont des valeurs régulièrement associées au protestantisme. Suite à de nombreuses réformes locales, Jean Calvin tente finalement de synthétiser les multiples particularismes liés aux questions réformatrices dans son ouvrage Institutio Christianae religionis. On dit aussi de la Suisse que ses Alpes sont incontestablement idylliques. Sans doute. Mais les Alpes s’étendent de la Slovénie à la France. Dans son roman Émile ou de l’éducation, Jean-Jacques Rousseau, fils d’horloger genevois, défend une éducation des enfants épanouissante destinée à en faire des citoyens responsables, pour autant que celle-ci puisse se faire dans la nature, loin de la civilisation et de la décadence urbaine. Évoquons aussi la légendaire aptitude des Suisses à faire des compromis. La majorité des cantons, le droit au référendum, la structure fédérale tenace ou la procédure de consultation témoignent de cette singularité. Les chroniques suisses évoquaient déjà la volonté d’union, illustrée par la métaphore des trois Confédérés de provenances différentes sur le Grütli. Et un exemple de neutralité: l’idée fondamentale du droit international humanitaire est présentée par Henri Dunant dans son ouvrage Un souvenir de Solférino, proposant de prendre en charge les soldats blessés selon le principe de neutralité.
Perception collective de soi
En quoi les Suisses, les Norvégiens, les Grecs, les Français ou les Tchèques diffèrent-ils les uns des autres? Par les idées et les constructions issues de leurs récits fondateurs. L’audace et la soif de découverte des Norvégiens reposent sur le Jarltum (équivalent du comté), une ancienne institution juridique germanique qui a persisté à travers les âges et selon laquelle un guerrier choisit lui-même à qui il doit allégeance. La conquête de l’Atlantique, les découvertes les ayant menés jusqu’en Amérique et même le libéralisme politique découlent de ce sens ancestral de la liberté individuelle. Les Grecs quant à eux sont naturellement liés à l’Antiquité, aux récits légendaires d’Alexandre le Grand et de sa mort prématurée qui aurait empêché la formation d’un vaste État grec pendant près de deux mille ans. Parmi les mythes français importants, on compte le jeune Gaulois Vercingétorix, victorieux contre César à Gergovie et vaincu par la suite, Jeanne d’Arc ou les événements liés à la Révolution française. La prise de la Bastille, ou, moins martial, le Serment du Jeu de Paume faisant de la France le premier État constitutionnel d’Europe et lui donnant de ce fait une position particulière dans l’histoire européenne, sont des images fortes de sa «Grandeur». Le réformateur Jan Hus, quant à lui, est la figure identitaire tchèque liée à l’oppression pluriséculaire de cette population: refusant de renoncer à ses principes et à ses convictions quitte à en perdre la vie, il est brûlé vif comme hérétique pendant le concile de Constance. Tous ces récits fondateurs forgent une identité; des mythes sociaux qui motivent, orientent et créent un sentiment d’appartenance. Les communautés se reconnaissent à leurs récits fondateurs.
Tout comme les chrétiens considèrent comme relativement secondaire de savoir si le Christ est réellement venu au monde la veille de Noël, la déconstruction de ses récits fondateurs n’est pas pertinente pour la communauté. Les mythes sociaux sont à la fois factuels et fictionnels. Il est primordial que ces récits façonnent la perception collective d’une communauté et l’imprègnent. C’est pourquoi la mise en scène des récits est toujours compréhensible, exemplaire et positive: Jeanne d’Arc passe du statut de vierge sectaire à celui de simple paysanne aux convictions sincères. Les Vikings ne sont pas des tyrans, ils sont épris de liberté. Rousseau n’est pas un asocial mais le pionnier de la République française. Henri Dunant n’est pas un entrepreneur en faillite mais le premier lauréat du Prix Nobel. Nous gardons évidemment à l’esprit des images attractives et positives lorsqu’il s’agit d’œuvrer ensemble pour la communauté entière.
Appartenance supranationale
Une telle conception de l’identité nationale est extrêmement philanthropique. Le sentiment d’appartenance n’est pas lié à une notion tangible. Ce ne sont ni la provenance, ni la religion ni l’ethnie qui définissent l’appartenance nationale mais bien les récits fondateurs qui peuvent être internalisés indépendamment de tout critère d’origine. Les institutions supranationales telles que l’Union européenne ne devraient pas craindre les identités, les valeurs ni les symboles nationaux. Dans ce contexte, il convient de rappeler ici les ouvrages de Benedict Anderson L’imaginaire national ou de Gérard Bouchard Mythes sociaux et imaginaires collectifs. Des récits fondateurs pourraient aussi être fort utiles à l’Union européenne. Les promesses purement pécuniaires des acteurs politiques européens ne sauraient s’y substituer et encore moins les appels répétés à la solidarité. L’Institut Jacques Delors à Paris l’a compris et a chargé l’historien et sociologue Gérard Bouchard de réaliser une étude intitulée L’Europe à la recherche des Européens. Gérard Bouchard conclut que l’Europe manque non seulement d’un grand sens de l’économie, mais surtout d’une dimension culturelle qui lui soit propre. L’Union doit découvrir ses propres éléments pour consolider son sentiment d’appartenance. L’être social a besoin du ciment d’une identité collective pour évoluer en communauté.