Plaque gravée, souvenir d’un interné français en 1940/1941 (extrait, en entier). Rathausmuseum Sempach/Otto Schmid  

Sempach 1940 – Souvenir des internés français

En 1940, en pleine crise, le général Guisan appelle à la résistance sur le champ de bataille. Au même moment, des internés français veulent entonner la Marseillaise. Une fois de plus, c’est aux femmes de leur porter assistance: «Allons les femmes de la patrie.»

Kurt Messmer

Kurt Messmer

Kurt Messmer travaille comme historien spécialisé dans l’histoire au sein de l’espace public.

«Le combat qui commence aujourd’hui décidera du destin de la nation allemande pour les mille années à venir», annonce Adolf Hitler le 10 mai 1940, avant de donner l’ordre à la Wehrmacht de lancer la campagne de France. Il faut que ce soit une guerre éclair, une «Blitzkrieg». À peine cinq semaines plus tard, les troupes allemandes marchent dans Paris. La France signe l’armistice le 25 juin.

Bienne, les 19 et 20 juin 1940: 29 737 soldats de la 45e division de l’Armée française franchissent le Doubs dans la nuit, avec à leurs côtés 12 934 hommes de la 2e division d’infanterie polonaise, combattant dans le camp français après l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht. Nombre d’entre eux passeront par Bienne au cours de ce mois de juin.
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1000 habitants, 900 internés

Trois jours après avoir franchi la frontière, 260 internés français arrivent à Sempach. Une dizaine de jours plus tard, ils sont 900. À l’époque, la petite commune lucernoise compte à peine cent habitants de plus. La moitié des internés ne peut pas être hébergée plus de quelques jours. «Environ 400–500 hommes sont repartis maintenant», note le Conseil municipal le 6 juillet. Les 500 Français restants assistent probablement aux commémorations de la bataille de Sempach qui se tiennent le 8 juillet sur les hauteurs de la ville.

Des officiers internés sur le parvis de l’église de Sempach pendant l’été de 1940. Les deux hommes qui portent un képi sont français, les trois autres sont polonais. En vertu d’un traité signé avec le gouvernement de Vichy, les Français seront autorisés à regagner leur patrie en janvier 1941. En revanche, les Polonais devront rester en Suisse jusqu’à la fin de la guerre.
Archives municipales de Sempach / Caspar Faden

Histoire(s) enchevêtrée(s) à la française

Un officier de la Wehrmacht note en juin 1940 dans son journal: «Nous logeons chez deux vieilles dames françaises qui en sont à leur troisième invasion.» Trois conquêtes en 70 ans: 1870, 1914 et 1940. Déjà en 1871, 87 000 hommes de l’armée Bourbaki avaient franchi la frontière suisse pendant la guerre franco-allemande. Cette fois-ci, en 1940, pour cette troisième invasion, ce sont au moins 42 000 soldats. Les deux fois, des pans de l’Armée française en grande détresse se réfugient en Suisse. Les soldats sont désarmés, neutralisés, cantonnés et soignés.

En 1798, la République helvétique se trouvait sous d’autres auspices. Les troupes françaises entraient en Suisse à la force des armes, apportant à notre pays les acquis de la Révolution: liberté et égalité, constitution et droits de l’Homme. Des valeurs inestimables, mais imposées à la force des baïonnettes par 35 000 hommes à Berne et 17 000 à Nidwald.

Quelle part de leur propre histoire enchevêtrée connaissent les internés français lorsqu’ils sont cantonnés à Sempach en 1940? Et que savent-ils de la bataille de Sempach lorsqu’ils assistent à sa commémoration puis à l’arrivée et à la cérémonie d’accueil du général Guisan dans la petite ville, quelques jours seulement après la défaite de la France? Les écoliers rassemblés le saluent en agitant de petits drapeaux suisses, tandis que des centaines de soldats et d’officiers français font une haie d’honneur au général de l’Armée suisse.

Les troupes françaises et polonaises franchissent la frontière en 1940 (extraits, pas de son).
Archives fédérales suisses

Histoire(s) enchevêtrée(s) à la suisse

Le discours de Guisan dit en substance: la situation détermine notre action. Tout au long des six semaines que dure la campagne de France, le Conseil fédéral reste muet. Puis Marcel Pilet-Golaz s’exprime enfin à la radio: «Les événements marchent vite: il faut s’adapter à leur rythme.» Comment faut-il comprendre «s’adapter» en 1940? Des paroles plus troublantes qu’éclairantes. Sur le champ de bataille de Sempach, Guisan va à l’encontre de ce discours et exhorte le peuple suisse à résister.

Résister? Dans ce cas, pourquoi Guisan a-t-il deux jours avant, le 6 juillet, renvoyé 300 000 des 450 000 soldats de l’Armée suisse? Une démobilisation partielle au moment même où le danger est à son paroxysme? Un geste de soumission provisoire envers l’Allemagne? Le 25 juillet 1940, Guisan clarifie ses intentions sur la prairie du Grütli: Réduit national, résistance à tout prix, quitte à abandonner le Plateau aux troupes d’Hitler.

La fête commémorative de la bataille de Sempach en 1940, le moment crucial. Ce qui apparaît comme une situation fortuite est en réalité judicieusement arrangé: le prêtre de la paroisse de Sempach, le père Hans Erni, montre son discours de commémoration au général Guisan. Le récit mythique est élevé au rang de récit religieux.
Bibliothèque centrale et universitaire de Lucerne

Un second et un premier hymne national

Commençons par le second hymne, le chant de Sempach: Lasst hören aus alter Zeit. Un chant soi-disant «sacré», des paroles qui le sont beaucoup moins. Le chant exhorte au combat, «zum Kampfplatz, wo man in Schlachtwuth dumpf brüllend sich wälzt im Herzblut» (en avant au combat, où l’on se précipite corps et âme dans la bataille en rugissant d’un cri sourd), se moquant au passage de la «bande de meurtriers» habsbourgeois. Un chant guerrier de 1836, qui deviendra au fil du XIXe siècle quasiment le second hymne national suisse.

La Marseillaise, sans conteste le premier hymne national français, n’est guère plus sacrée. Les internés français demandent le 8 juillet 1940 la permission de chanter leur hymne sur le champ de bataille de Sempach. La réponse officielle n’a pas été conservée, mais est aisément imaginable: hors de question. Autoriser juste après la défaite de la France que l’hymne national français soit entonné dans un cadre officiel, qui plus est par des internés français, aurait été interprété par les nouveaux maîtres de l’Europe comme un encouragement à résister, avec des conséquences imprévisibles. Trois mois plus tard, les Français chanteront tout de même à Sempach, mais dans un tout autre contexte.

Ich bin ein Schweizer Knabe

En dépit de la guerre, la fête commémorative réserve des divertissements aux internés: concert, animations, danse. Le prix d’entrée à 50 centimes, en principe réservé aux habitants de la commune, est également accordé aux soldats français. À l’automne 1940, un groupe de comédiens et de musiciens professionnels français de premier plan donne même une représentation dans l’ancienne salle des fêtes de Sempach. Après avoir diverti les troupes sur le front, ces artistes se produisent devant leurs collègues internés dans les communes lucernoises de Hergiswil, Buttisholz, Willisau et Sempach. Les costumes sont fournis gracieusement par le théâtre municipal de Lucerne.

Dans son édition du 14 septembre 1940, le Sempacher Zeitung écrit:

«Jeudi soir, les internés et les habitants se sont retrouvés à la salle des fêtes locale qui était comble pour l’occasion. Comme annoncé dans notre dernier numéro, la troupe de théâtre des internés D’Artagnan a présenté au public une revue éclectique en sept actes.

Le directeur du théâtre Antoine de Paris, Marius Clémenceau, a particulièrement marqué les esprits par son jeu d’acteur et mérite tous nos remerciements ainsi que notre reconnaissance pour l’ensemble de l’organisation. Au bord de l’apoplexie en raison des multiples ‹k› et ‹ch› de sa chanson finale, Ich bin ein Schweizer Knabe (Je suis un garçon suisse), entonnée en chemise de berger et culottes courtes, il a su en véritable artiste professionnel ne rien laisser transparaître et aller au bout de son numéro, qui s’est achevé sous un tonnerre d’applaudissements.»

Franz Joseph Greith (1799–1869), Saint-Gall, professeur de musique et compositeur. Il est l’auteur de nombreux chants populaires patriotiques, notamment Ich bin ein Schweizer Knabe, et du chant du Grütli Von ferne sei herzlich gegrüsset.
Wikipedia

«À la commune de Sempach. Un interné reconnaissant de l’accueil fraternel reçu en Suisse» – 1940, 1941, Liberté, Patrie. La chapelle commémorative de la bataille de Sempach, gardée par deux soldats suisses. Ces plaques impressionnantes – il en existe d’autres – proviennent de CBM, C. Bailly, Maître, Rue Victor-Hugo à Saint-Claude, France.
Rathausmuseum Sempach/Otto Schmid

Sanction martiale en vertu de l’art. 107

Le «commando du détachement de la garde locale» ne se laisse toutefois pas impressionner par le «tonnerre d’applaudissements». Toute «tentative de contact rapproché avec des internés ou de visite dans les locaux des internés» est proscrite, sous peine de poursuites devant la cour martiale. En outre, il est interdit de «distribuer des boissons alcoolisées aux internés, que ce soit à titre gratuit ou payant», et notamment «de rendre visite sans autorisation à des internés; l’interdiction s’applique en particulier aux personnes de sexe féminin», comme l’annonce l’édition du 27 juillet 1940 du Sempacher Zeitung à la population.

Parmi les quelque 500 soldats français internés en 1940 à Triengen (LU) se trouve une trentaine de spahis algériens. Ils sont coiffés d’un turban ou d’un fez, comme la jeune femme sur la photo, et revêtus d’un burnous (cape) d’un rouge éclatant. L’apparence exotique des spahis suscite une vive curiosité dans la vallée de la Suhre.
Archives privées Alois Fischer / Franz Kost

Allons les femmes de la patrie!

Pour les femmes de Sempach, le «jour de gloire» est loin d’être arrivé, mais peu importe. Elles savent ce qu’elles ont à faire. «Ces pauvres hères réfugiés, frappés dans leur chair par la guerre, manquent de tant de produits de première nécessité. Ils sont certes nourris, mais qui s’occupe de blanchir leur linge?», se demandent les femmes dans le procès-verbal. La liste des effets dont les internés ont besoin est longue: 230 culottes, 120 paires de chaussettes, 50 chemises, 200 paires de lacets, 140 gants, 65 serviettes de bain, 70 couvertures de laine, 130 pull-overs et bien plus encore.

Été 1940: des internés polonais passent le temps devant l’ancienne grange à dîme dans la ville haute de Sempach.
Archives municipales de Sempach/Caspar Faden

Parce que l’union les rend elles aussi plus fortes, les femmes décident de faire corps: groupe des samaritains, association mariale, ligue de femmes, club de mandolinistes et groupe folklorique. «Une collecte de porte à porte serait la meilleure solution», décident-elles à l’unisson. «Du bois serait également fort utile. Ceux qui ne peuvent pas faire de don en nature peuvent peut-être faire un don en argent.»

L’organisation est digne d’un état-major. De petits groupes de femmes prennent chacun en charge un quartier ou une rue. Il convient de citer ici au moins le nom de quelques-unes de ces petites mains: madame Lieb, femme du buraliste postal et mademoiselle Josy Brandenberg, Felsenegg, Rosenegg et Seesatz/ mesdemoiselles Martha Schüpfer et Nina Steger, de Rainhöfli à Schürmann, Honrich/ mesdemoiselles Anna Schifferli et Marie Weber, la partie basse de la rue municipale jusqu’à Meierhöfli – et ainsi de suite.

Les femmes ne se contentent pas de collecter des dons, elles se chargent également de raccommoder le linge des internés. Elles tiennent à ce sujet un registre, comme toute femme respectable se doit de le faire. Elles laveront 919 habits, et en rapiéceront 1066!

Ce qui reste

Un certain Paul B., impossible de déchiffrer son nom de famille, peut-être un sous-officier, a passé apparemment sept mois comme interné, de fin juin 1940 au Nouvel An, chez Marie Helfenstein, institutrice, résidant Stadtstrasse 24 à Sempach. A-t-il oublié sa flasque ou l’a-t-il laissée en souvenir à son hôtesse lors de son départ le 24 janvier 1941?

Flasque d’un interné français à Sempach: faible valeur matérielle, mais valeur sentimentale inestimable.
Rathausmuseum Sempach / wapico

Avec l’accord des gouvernements de Berlin et de Vichy, les Français rentrent chez eux après le Nouvel An 1941. L’un d’entre eux, Jean, était hébergé chez une famille de bouchers, les Zürcher, à Sempach. Trente ans plus tard, à l’occasion d’un détour par Sempach lors d’un voyage en Suisse, il apprend que le benjamin de la famille, Walter, est sur le point de convoler en justes noces avec son amoureuse, Theres. L’ancien interné se rend à Kirchbühl, se fraye un chemin à travers la haie des invités, prend le marié dans ses bras et exulte: «Quel joli garçon!» Celui-ci ne comprend pas ce qui lui arrive jusqu’à ce que sa mère surgisse et crie: «Jeses, das isch jo de Jean!» (Doux Jésus, mais c’est Jean!) Quand l’histoire locale prend une dimension internationale.

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