Le métier à risque de Jules Bloch
Jules Bloch était un industriel suisse, qui fournissait à la France des détonateurs pendant la Première Guerre mondiale. L’Allemagne fit tout ce qui était en son pouvoir pour y mettre fin.
Entre 1915 et 1918, de nombreuses munitions furent produites par des entreprises suisses et vendues aux nations belligérantes. L’industriel juif Jules Bloch fut ainsi l’un des principaux fournisseurs de la France. Lorsque la guerre éclata, ce capitaine d’industrie dans la sidérurgie et l’horlogerie adapta sa production ainsi que ses commandes auprès des horlogers jurassiens et neuchâtelois, et se mit à fabriquer des détonateurs. Jules Bloch se rendait de Neuchâtel à Moutier, de Delémont à La Chaux-de-Fonds, ou encore de Bienne à Lausanne avec son propre train. Là, il signait des contrats avec les fabricants, faisait charger les caisses sur les wagons et organisait les convois ferroviaires qui amenaient les munitions en France. En quatre ans, il vendit pour près de 85 millions de francs suisses d’armes à l’armée française, une manne qui soutint un grand nombre de petites exploitations de l’arc jurassien durant toute la période du conflit.
C’est à ses relations commerciales que Jules Bloch dut d’être présenté au ministre français de l’Armement, Albert Thomas, qu’il allait inviter à plusieurs reprises. Ces activités attirèrent inévitablement l’attention des services de renseignements allemands. Or l’influence du grand voisin se manifestait sous bien des formes différentes. De nombreuses entreprises suisses avaient été rachetées par des sociétés allemandes privées. S’il n’est pas rare qu’une entreprise change de mains dans une économie de marché, au vu du conflit, il est tout à fait probable que ces acquisitions aient été faites dans l’intention de déclencher une guerre commerciale. En effet, plusieurs usines suisses produisant de l’aluminium et de l’acide nitrique – à Neuhausen, Rheinfelden et Chippis –, ou coulant du ferrosilicium – à Olten, Aarburg, Gösgen et Augst-Wyhlen – étaient détenues par la puissante Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG) dirigée par Walther Rathenau. Ce haut fonctionnaire du ministère de la Guerre allemand dirigea l’Office des matières premières jusqu’en avril 1918. C’est l’une des émanations d’AEG, la société Metallum AG, dont le siège se trouvait à Berne et dont le but affiché était de faciliter les transactions industrielles entre la Suisse et l’Allemagne, qui tenta de nuire à diverses reprises au munitionnaire neuchâtelois. La société Metallum était non seulement gérée par Walther Rathenau, mais également par les directeurs des entreprises Metallgesellschaft, Metallbank et Metallurgische Gesellschaft. Elle était de facto un trust allemand en Suisse, en plus d’être en contact direct avec la légation allemande et les services de renseignements du Reich dont l’antenne de Lörrach, aux portes de Bâle, s’occupait des opérations spéciales en Suisse.
À partir de 1917, la société Metallum multiplia ses agissements contre Jules Bloch, tentant de compromettre certains de ses sous-traitants pour le discréditer auprès de ses clients français. Si ces machinations échouèrent sur le fond, elles accolèrent tout de même une image particulièrement négative à Jules Bloch, présenté comme «une sorte de roi millionnaire» menant une vie de nabab. Le fait que l’industriel ait plusieurs fois fait appel lorsque l’Office fédéral des contributions lui réclamait des arriérés d’impôts, soutenant que les aléas de la guerre et les commandes en cours ne lui permettaient pas d’évaluer correctement ses revenus, ne fut pas pour sauver sa réputation. Le fisc suisse, craignant qu’une victoire allemande après l’écroulement militaire de la Russie n’entraînât la ruine de Jules Bloch, imposa ce dernier en février 1918 sur la base de deux millions de francs. Dans les mois qui suivirent toutefois, l’Office fédéral des contributions, voyant que Metallum voulait nuire à Bloch et confronté à une conjoncture économique nationale de plus en plus tendue, s’interrogea sur les gains réels du munitionnaire et lança une enquête. Ses conclusions montrèrent que le Neuchâtelois devait la somme faramineuse de vingt-deux millions de francs d’impôts. Mais alors que Jules Bloch s’évertuait à échapper au fisc, il fut victime d’une dénonciation anonyme pour fraude. Cette accusation déboucha sur une perquisition de ses bureaux, qui mit à jour une tentative de corruption. L’affaire fut d’autant plus délicate qu’elle impliquait directement un employé de l’Office fédéral des contributions.
Jules Bloch fut finalement arrêté le 8 août 1918 et mis en détention préventive à la prison lausannoise du Bois-Mermet, avant d’être condamné par le Tribunal fédéral en janvier 1919 à huit mois de prison. Il dut payer 2,7 millions de francs d’impôts et 10 000 francs d’amende. Ne parvenant pas à réunir la somme, Bloch fut contraint de vendre certaines de ses propriétés, notamment une maison se trouvant sur un terrain à proximité de Genève. Une parcelle que, peu de temps après, la Confédération allait offrir à l’Organisation internationale du travail pour y installer son siège. Son premier directeur général ne fut autre qu’Albert Thomas, ministre français de l’Armement et vieil ami de Jules Bloch.
On ignore bien évidemment le détail des négociations entre le fisc et Jules Bloch, alors même que ce dernier se trouvait derrière les barreaux, mais l’on sait qu’il bénéficia de faveurs extraordinaires pendant son incarcération, recevant sa famille, son secrétaire, ses notaires et ses avocats avec qui il continuait de travailler, ou se rendant en ville chez son tailleur ou au restaurant.
À l’issue du conflit et de la guerre de propagande dont il avait fait les frais, Bloch reprit des activités industrielles plus conventionnelles, devenant notamment en 1925 vice-président d’Usines métallurgiques SA à Dornach. Il s’éteignit en 1945 après avoir vu Walther Rathenau, devenu ministre allemand des Affaires étrangères en 1922, se faire assassiner la même année par des membres de l’organisation Consul, une organisation ultranationaliste et antisémite appartenant aux milieux nationalistes.