De l’archétype à l’individu – deux époques, deux paradigmes
D’abord, il y eut les bergers. Puis vinrent les Rois, peints par des mages, car qui pourrait ici se passer de magie? Deux tableaux, un même thème. Deux styles, un même résultat: une beauté à couper le souffle.
Certaines expériences, toutes faciles à faire, ne s’expliquent que difficilement; pensez à la magie d’un tableau. Pourquoi sa vision suscite-t-elle en nous de tels transports? Est-ce à cause des couleurs, parfois claires et douces, parfois prononcées, lumineuses? La composition qui nous fascine? Est-ce l’expression des visages qui nous hypnotise? Le regard interrogateur d’un personnage qui nous captive? L’atmosphère de l’œuvre qui nous enlace et soulève?
Une image de droiture dans un cadre droit
Impossible de ne pas voir le cadre de l’œuvre de Zillis. Trois des quatre côtés arborent un motif rectiligne. Sur le quatrième, des croissants rouges et verts se succèdent en un ruban ondulé dont chaque boucle encadre une inflorescence en forme de rosace stylisée. Comme si cela ne suffisait pas, on discerne encore deux larges piliers surmontés de chapiteaux ornés de feuilles, qui supportent une voûte plutôt massive. La clé de voûte trilobée attire le regard vers le bas, au centre de l’image.
L’essentiel doit trouver sa place au centre
La main de l’Enfant Jésus, surdimensionnée, levée en signe de bénédiction, forme le centre de la composition, sur le fond comme sur la forme. Le geste est dupliqué par le mouvement qu’esquisse la main gauche de la Vierge. L’enfant est assis sur les genoux de sa mère. Elle le soutient de sa main droite, lui permettant ainsi de prendre avec son pied appui sur son genou. La naïveté fait bien vite place au sérieux: Jésus tient dans sa main un rouleau de parchemin, annonçant la connaissance des Écritures qu’il manifestera bientôt. Le trône de la Mère de Dieu est d’une grande sobriété qui ne diminue en rien sa majesté. Il repose sur des dalles qui trahissent les tentatives de perspective de l’artiste inconnu.
L’image même de la déférence
Sainteté ici, déférence là. Le roi s’avance sur la pointe des pieds, signe de son émotion timide. Il s’incline légèrement, incarnation de la circonspection et du respect. Soucieux de ne pas toucher l’aura du Divin Enfant, il a mis ses deux mains sous son manteau pour tendre humblement sa coupe, non comme s’il offrait quelque chose, mais comme s’il recevait lui-même un cadeau. Cette représentation de la rencontre de deux rois pourrait difficilement exprimer plus de respect, d’estime, de dignité. L’œuvre du maître inconnu fait partie des chefs-d’œuvre du genre.
Visages et décor stylisés – la puissance de la simplicité
Le visage du roi n’est celui de personne en particulier, le commanditaire de l’œuvre peut-être. De même, les traits de Marie et Jésus sont stylisés: yeux, nez, bouche, les éléments essentiels d’un visage type. Cette œuvre ne serait-elle qu’une ébauche? Et pour autant, les visages stylisés sont-ils dépourvus d’expression? Lorsque le spectateur croise le regard des personnages, il ne parvient plus à s’en détacher.
Cette simplicité de trait s’étend aux objets. On retrouve les mêmes ornements sobres sur la couronne du roi, la voûte et le piédestal. Le manteau de la Vierge, comme celui du roi, est bordé de petits points blancs. Au Moyen Âge, on se satisfait de la puissance suggestive de symboles schématiques.
L’amorce d’un tournant historique
Au premier étage de la Alte Pinakothek de Munich, une œuvre nous transporte dans un tout autre monde. En 1455, Rogier Van der Weyden (1399-1464) peint pour l’église Sainte-Colombe de Cologne un triptyque représentant l’adoration des Rois mages. À Munich comme à Zillis, on retrouve la même thématique. Mais à part cela, les deux œuvres n’ont rien à voir. Goethe vit le tableau de Rogier Van der Weyden en 1814 à Heidelberg, où il était exposé à l’époque. Le grand homme se déclara impressionné – de la luminosité des couleurs, de la précision des détails, de la solennité des personnages qui se communique au spectateur. En un mot, la découverte d’un maître par un autre.
L’étable est des plus curieuses: il s’agit des ruines d’un bâtiment de pierres, dont la fonction initiale reste mystérieuse. Les arcs en plein cintre rejoignent un fronton délabré évoquant une sorte de temple. Le toit de cette misérable demeure, percé de trous, protège sommairement deux pièces. À l’arrière-plan, on discerne une mangeoire ou un abreuvoir, au premier plan, le «logement» de la Sainte Famille. Le sol est fait de pierre brute, tout juste équarrie. Les mauvaises herbes s’en donnent à cœur joie. Le tout forme un contraste saisissant avec la splendeur du bâtiment voisin, mi-église, mi-palais.
C’est pourtant dans cet humble lieu que se presse la cour des ducs de Bourgogne. Le plus élégant des élégants est tout juste assez digne de s’approcher. Il est vêtu d’étoffes richement ornementées, d’une splendeur sans pareille. La mode de l’époque, avec ses amples manches fendues, nous est ainsi présentée avec l’humilité qui sied. Une telle démonstration de gloire monarchique se passe de couronnes. D’ailleurs, les chapeaux des trois Rois mages, ornés de précieux bijoux, les remplacent avantageusement.
Tout comme rien ne vient atténuer le contraste entre l’étable et la cour princière, la vie, la naissance et la mort sont réunies dans un même endroit. Au-dessus de l’Enfant Jésus, on distingue un christ en croix, placé exactement à la croisée des piliers et des voûtes. La grande croix englobe la petite. Mais si l’artiste représente ici la Passion et le sacrifice du Christ, il suggère également ailleurs sa résurrection. La vie nouvelle fleurit sur les murs en ruine.
Le triomphe de l’individualité – et la découverte de l’enfance?
Une douzaine de personnages, tous dotés d’une identité propre. À l’époque de la Renaissance et de l’humanisme, l’individualité est la nouvelle conscience de l’Homme. La mutation est profonde. Le temps de la stylisation est révolu. Le constat vaut pour Marie et Joseph, manteau rouge et canne de berger à la main, mais aussi pour le groupe de personnages qui espèrent pouvoir bientôt s’approcher du Divin Enfant et qui tous ont une individualité bien marquée. C’est également vrai pour le mécène de l’œuvre, qui souhaitait bien être reconnu. Il est d’ailleurs singulier que le peintre le laisse pour ainsi dire en dehors de tout cela, formellement séparé de l’action principale par un mur de pierre. Il est en outre légèrement coupé, à gauche comme à droite. L’artiste voulait-il suggérer que le mécène, d’un point de vue purement temporel, ne faisait pas partie de la scène?
Pourquoi le nom du maître de Zillis aurait-il dû passer à la postérité? Il travaillait uniquement pour la plus grande gloire de Dieu. Il n’en va pas de même pour Rogier Van der Weyden, nommé peintre officiel de la cité de Bruxelles en 1436. Pour occuper une telle fonction, il fallait, au sens propre, avoir un nom.
À Zillis, Jésus apparaît encore comme un adulte miniature, comme le montrent l’expression du visage et le geste de bénédiction. Un enfant, normalement, est béni, et non l’inverse. Au contraire, chez Rogier Van der Weyden, Jésus est encore un petit bébé. Le maître est-il précurseur de la «découverte de l’enfance», que les spécialistes situent plutôt au XVIe siècle?
De la verticale à l’horizontale
Les œuvres du Moyen Âge se contentaient d’un arrière-fond dans les tons bleus ou dorés pour suggérer le royaume des cieux. Rien de tel avec les humanistes de la Renaissance. Désormais, le monde mérite d’être représenté. Le cours de l’Histoire a fait passer les sujets de l’au-delà à ici-bas, de la verticale à l’horizontale. Retour sur la planète où les êtres humains vivent en acteurs et en créateurs. À cet égard, le tableau de Rogier Van der Weyden est un bon exemple. Au second plan, on distingue des prés et des pâtures, une ruralité affirmée; à l’arrière et sur le côté, un décor urbain. L’architecture est celle de l’époque, gothique: tours, pignons à redans et corniches à perte de vue, fenêtres à croisées et entrelacs typiques. On peut s’étonner que la porte de la ville débouche d’un côté sur une route de campagne. Mais le message est clair: dorénavant, la verticale – naissance, crucifixion, ascension – sera contrebalancée par l’horizontale.
Le rêve d’un monde de paix
À l’horizon, un blanc délicat qui a perdu toute matérialité: c’est l’infini. Le bleu profond du ciel, insondable, évoque l’autre monde. Les petits nuages sont d’une perfection toute paradisiaque. Et sur l’ensemble de la scène, une bonne étoile qui n’a même pas besoin de se montrer en entier. Quelques rayons suffisent pour apporter au monde ce dont il a besoin: «Paix sur la terre parmi les hommes de bonne volonté». Qui nierait l’actualité de cette formule quelque peu vieillotte.