Des verres pour l’éternité
Une coupe provenant de Stein am Rhein compte parmi les découvertes archéologiques les plus précieuses de l’époque romaine. Si l’objet est exceptionnel, les circonstances de sa mise au jour sont tout aussi spectaculaires.
En septembre 1969, un ouvrier déplace les conduites de chauffage d’une serre dans une pépinière située le long de la ligne de chemin de fer reliant Stein am Rhein à Kreuzlingen. Il déterre alors deux squelettes et le fragment d’une coupe de verre orné de représentations figuratives en relief. C’est ainsi qu’est découverte la nécropole de la forteresse de Auf Burg, datant de la fin de l’époque romaine et située quelque 250 mètres plus au nord. Depuis, les fouilles ont permis de mettre au jour 83 tombes au total. La qualité et la quantité des objets funéraires en verre retrouvés, ainsi que l’état relativement intact de la forteresse et du cimetière attenant, confèrent à ce site une dimension particulière. Le travail archéologique de terrain touche à sa fin cette année et l’analyse des objets anciennement ou récemment mis à jour à l’aide des nouvelles méthodes d’analyse de l’ADN fossile va enfin pouvoir commencer.
Fouilles de sauvetage
L’horticulteur, familier des inhumations, comprend immédiatement que les ossements découverts ont un caractère particulier. En l’absence de l’archéologue du canton, Hildegard Urner-Astholz, historienne de l’art locale, et Ruedi Studer, policier municipal, se saisissent de l’affaire. Ils ordonnent un examen approfondi des gravats déjà mis à la décharge, permettant ainsi de retrouver d’autres fragments de la coupe. Lors des fouilles de sauvetage qui suivent, six autres tombes comprenant des objets précieux en verre sont mises au jour. Les circonstances d’exhumation sont spectaculaires, car le premier fragment découvert appartient à la pièce qui est de loin la plus importante de l’ensemble.
Le splendide récipient, extrêmement précieux, était destiné à contenir environ 25 cl de vin coupé avec de l’eau. Il révèle tout son charme lorsque la lumière traverse le verre rempli de vin blanc, faisant naître des reflets légèrement verts et embrasant les motifs bruns cuivrés. Seul un fonctionnaire de haut rang de l’administration romaine de la province était susceptible de posséder un objet d’un tel luxe. Il devait être utilisé dans des occasions solennelles, et notamment lors des cérémonies mortuaires.
Sa présence parmi le mobilier funéraire, et les motifs représentés, évoquent la thématique de l’immortalité. L’inscription grecque «PIE ZESAIS – Bois, puisses-tu vivre!» ainsi que les deux scènes de chasse et le pin représentant l’arbre de vie appartiennent au champ symbolique de la frontière entre l’ici-bas et l’au-delà. La phrase comporte un double sens. On la trouve en version latine ou grecque sur différents récipients destinés à boire, notamment sur des gobelets à vin de Rhénanie datant de la fin de l’époque romaine. Sur des verres à vin, il s’agit bien entendu en premier lieu d’une formule traditionnelle prononcée lors du partage d’une boisson telle que notre «Santé!» actuel. Elle est toutefois également présente sur des objets funéraires, notamment sur les lamelles d’or qui étaient déposées aux côtés des défunts dans les traditions orphiques ou pythagoriciennes du sud de l’Italie au IVe siècle avant J.-C., et accompagnées d’instructions précises pour effectuer le voyage dans l’au-delà, jusqu’aux champs Élysées. Dans les tablettes en feuilles d’or, la phrase «Bois, puisses-tu vivre!» ne fait pas référence au vin, mais à l’eau source de vie provenant du fleuve du souvenir, Mnémosyne, qui dans la mythologie antique se trouvait à proximité du fleuve de l’oubli, Léthé. Une prudence extrême était donc de mise sur le chemin vers l’éternité. Car, en plus de la mémoire et de l’oubli, l’eau symbolisait également la vie et la mort.
Vertu et immortalité
Selon les croyances de l’Antiquité, l’immortalité s’obtenait par la bravoure héroïque, la première des vertus cardinales chez les Romains. Celle-ci s’exprime notamment à travers des duels avec des animaux sauvages, non pas dans une arène, mais dans la nature. Sur le verre, les deux scènes de chasse à la composition équilibrée, dont la représentation est réduite à l’essentiel, montrent deux jeunes hommes portant les vêtements et les attributs des aristocrates et se livrant à un combat avec une panthère et un ours. Le chasseur brandit l’épieu de sa main gauche en direction de la panthère qui s’élance, en veillant toutefois à ne pas tendre le bas trop en avant pour se protéger. Son bouclier gît à ses pieds. Il s’agit d’un signe supplémentaire de son courage ainsi que de ses origines nobles, car le bouclier ne sert pas uniquement à se défendre: il s’agit également d’un symbole de prestige pour les citoyens romains de marque.
Une forteresse de la fin de l’époque romaine
Avec ses douze tours, la forteresse de la fin de l’époque romaine construite sous le règne des empereurs Dioclétien et Maximien vers 294 servait à protéger les frontières de l’empire ramenées au Rhin, au Danube et à l’Euphrate dans le cadre d’une grande réorganisation administrative et militaire. L’édifice imposant tira son nom du site gallo-romain voisin, le vicus de Tasgetium (Eschenz). Les vestiges de la forteresse, avec ses quatre tours d’angle parfaitement orientées vers les points cardinaux, sont encore bien visibles aujourd’hui.
Au Moyen Âge, les lieux sur lesquels subsistaient des ruines romaines étaient souvent rebaptisés d’un nom dérivé du mot «château» (Burg en allemand), de sorte que la colline surmontée de l’ancienne forteresse porte encore de nos jours le nom Auf Burg. C’était également le cas dans d’autres aires linguistiques: le site de Louxor (en arabe al-quasr, du latin castrum), au bord du Nil, constitue à cet égard un exemple éloquent. Le fort de Tasgetium comprenait un pont en pierre enjambant le Rhin et une tête de pont de belle construction sur la rive droite du fleuve, dont l’existence n’a été attestée qu’en 1986, dans le cadre de fouilles réalisées sous le couvent de Saint-Georges. Sa situation est similaire à celle de Zurzach et de Kaiseraugst, les deux autres anciens emplacements ayant accueilli des forteresses et des ponts sur le Rhin datant de la fin de l’époque romaine, et situés entre l’effluent du lac de Constance et le coude du Rhin à Bâle. Nous possédons peu d’informations sur la composition de la dense population qui a occupé la zone environnant la forteresse pendant trois à quatre générations. Les sépultures de femmes et d’enfants dans la nécropole, ainsi que les nombreux objets funéraires retrouvés indiquent que les murs de fortification abritaient, en plus des 100 à 200 soldats, de nombreuses personnes civiles. Peu après l’an 400, le camp est abandonné par l’administration militaire romaine, ce qui n’exclut pas cependant que des populations aient continué à l’habiter.
Des vignobles romains dans le nord-est de la Suisse?
D’où provenait le vin qui était consommé lors des évènements festifs dans les luxueux verres découverts à Stein am Rhein? Il était importé d’Italie et du sud de la France dans des amphores, ou encore des régions viticoles situées dans les vallées alpines de Rhétie, le long du Rhin et de la Moselle, dans des tonneaux de bois. Ces deux types de contenants ont été retrouvés dans le vicus de Tasgetium voisin. Des inscriptions marquées au fer rouge ou gravées indiquent même les noms des négociants et des tonneliers. Le sceau d’un négociant portant le surnom rhétique Suans est particulièrement intéressant. On suppose que les domaines romains avoisinants produisaient du vin pour répondre aux besoins quotidiens.
Avec les céréales, l’huile et le sel, cette boisson comptait en effet parmi les denrées alimentaires essentielles. Mais, à ce jour, aucune découverte archéologique concrète n’atteste d’une production viticole locale. Aucune trace de pressoir, de serpe ou de matériel viticole n’a été découverte. Contrairement à celle du noyer, la présence de la vigne dans la région n’est pas confirmée. Les fouilles dans les latrines et les puits n’ont même jamais mis à jour des pépins de raisin.