
Lorsque la Suisse exportait des «crocodiles»
En 1925, la compagnie ferroviaire indienne Great Indian Peninsula Railway demanda à la Fabrique suisse de locomotives et de machines établie à Winterthour de lui construire des locomotives «crocodiles».
Quelques années plus tard, le 3 février 1925, la gare de Bombay, devenue entretemps Victoria Terminus, s’apprêtait à fêter un autre événement: le départ de la première locomotive électrique de la Great Indian. À nouveau, un convoi spécial quitta la gare, mais cette fois sans fumée ni coup de sifflet. Deux ans plus tard, la reine incontestée des locomotives électriques se lançait dans l’aventure indienne sur la première voie équipée de 3000 volts en courant continu: la légendaire «Crocodile», tout droit sortie des ateliers de la Fabrique suisse de locomotives et de machines (SLM) de Winterthour.
Une des conditions posées à l’époque était que les nouvelles machines soient capables de parcourir deux fois le trajet Goldau–Chiasso en 28 heures, avec seulement 15 minutes d’arrêt aux terminus et en tractant 860 tonnes de matériel. À partir de 1922, les 33 premières locomotives, surnommées révérencieusement «crocodiles» autant par les compagnies ferroviaires que par la population, firent infatigablement l’aller-retour entre Bâle et Chiasso. À tel point qu’elles devinrent bientôt une composante à part entière du paysage ferroviaire suisse.
«Une fois que le montage et le démontage des circuits électriques ont été effectués à l’entière satisfaction des ingénieurs [de Manchester], les parties mécaniques sont ôtées et mises en caisse pour être expédiées du port britannique le plus proche vers Bombay, en Inde, par bateau. Dès le départ, nous devons faire en sorte que l’ensemble du matériel utilisé pour le transport puisse être réutilisé jusqu’à Bombay. Une fois en Inde, nous procédons au remontage de toutes les pièces mécaniques, à nos frais.»
La «crocodile» indienne paraît plus massive et anguleuse que son homologue des CFF, qui est plus épurée et surbaissée. En fait, les ateliers de Winterthour avaient dû adapter la caisse et les deux nez abritant les moteurs aux conditions climatiques, aux longs trajets sans maintenance et à l’écartement des voies, qui était de 241 millimètres.
«Les moteurs sont surmontés d’un capot abritant les ventilateurs, les commutateurs ainsi que quelques d’autres appareils électriques. Ce capot est suffisamment large et haut pour qu’on puisse se glisser à l’intérieur et vérifier les moteurs pendant que la locomotive roule.»
En tout, la compagnie Great Indian Peninsula Railway mit en service quarante «crocodiles» à disposition d’essieux C+C. Mais seules les dix premières furent construites à Winterthour; pour les 31 suivantes, le contrat revint à Vulcan et Vickers. En fait, il était clair depuis le début que les Britanniques ne laisseraient pas les Suisses tirer profit de leur «locomotive miracle». On peut en effet lire en marge d’un dossier relatif à la construction de la première série:
«Il semble que seul le nom de Metro-Vickers puisse figurer sur le panneau désignant le constructeur [sur le châssis de la locomotive].»
Petite ironie de l’histoire: la dernière «crocodile» GIPR encore existante et portant le numéro 4502, exposée au musée du transport ferroviaire de New Delhi, vit le jour en 1927 à Winterthour.


