Il y a électricité et électricité
L’électrification du réseau CFF au début du XXe siècle représenta un enjeu d’une importance capitale pour la toute récente industrie électrique. Le choix du type de courant ne se fit d’ailleurs pas sans tensions.
En Suisse, la seconde révolution industrielle sonna aussi l’heure de l’électrification des entreprises et des ménages. La nouvelle forme d’énergie séduisait par la centralisation de sa production et la décentralisation de son utilisation. Les ampoules transformaient la nuit en jour, les moteurs électriques faisaient tourner les machines et avancer les trains sans fumée ni de vapeur malodorantes. Jusqu’en 1900, la toute récente et innovante industrie électrique construisait des centrales et électrifiait quelques lignes ferroviaires. Tout allait pour le mieux? Pas tout à fait! Les producteurs de courant manquaient de gros clients. En 1902, la branche décida donc, sans modestie aucune, d’électrifier les Chemins de fer fédéraux suisses. Les CFF avaient été fondés dans l’année.
Mais avant de se lancer dans ce projet titanesque, il fallait régler une question qui générait des dissensions internes: courant alternatif monophasé ou triphasé? La Maschinenfabrik Oerlikon (MFO) exploita dès 1905 le tronçon Zurich Seebach–Wettingen en monophasé pendant que la Brown Boveri & Cie (BBC) alimentait le tunnel du Simplon en courant triphasé à partir de 1906. Les tensions entre la MFO et la BBC faisaient le jeu des Chemins de fers fédéraux, qui, d’une part étaient très occupés à développer l’infrastructure du pays et n’avaient donc pas forcément envie de mettre rapidement en place les dernières innovations, d’autre part pouvaient ainsi attendre de voir quel système réussirait à s’imposer.
L’ÉLECTRIFICATION DU GOTHARD FUT DÉCISIVE
Les années passèrent et le réseau se densifia sans que la question du type de courant ne soit tranchée. C’est seulement en 1912 que la situation évolua. La Commission suisse d’études pour la traction électrique des chemins de fer proposa de choisir le courant monophasé, encore utilisé aujourd’hui. Un an plus tard, la BLS opta pour celui-ci. La question semblait donc résolue. «Semblait» seulement, car l’arrivée de la Première Guerre mondiale suspendit les travaux de planification des CFF.
Cette pause arriva à point nommé pour Walter Boveri (1865-1924), cofondateur de BBC et membre du conseil d’administration des CFF. Il mit ce sursis à profit pour inciter les CFF à planifier un test avec du courant continu en 1916 au Gothard puisque le courant alternatif triphasé ne s’était pas révélé concluant. Il n’en fallut pas davantage pour tirer les partisans du courant alternatif monophasé de leur réserve. Étoffant leur argumentaire, ils ne se contentèrent plus de mettre en avant le prix et l’efficacité de l’exploitation électrique; ils commencèrent aussi à évoquer la sûreté d’une exploitation basée sur l’énergie domestique et la création de valeur pour le pays. Autant d’arguments qui firent mouche, car l’envolée des prix comme les pénuries avaient clairement révélé la situation de dépendance au charbon de la Suisse vis-à-vis de l’étranger. Le prix du charbon décupla entre 1914 et 1920.
Tous avaient désormais conscience que la décision qui serait prise pour le Gothard donnerait le la pour tout le réseau ferroviaire. Il était inutile donc d’espérer un accord facile. Le pressentiment se confirma en 1916.
Le 18 février, le conseil d’administration des CFF décida d’équiper la ligne du Gothard en courant alternatif monophasé. Walter Boveri, membre du conseil d’administration, vota contre et persista à prôner le courant continu. En juillet de la même année, il prit sa plume pour mettre en garde la compagnie de chemins de fer, disant qu’elle s’apprêtait à choisir le mauvais système et insinuant que les partisans du courant monophasé s’opposaient à un système électrique harmonisé en Suisse.
La démarche de Boveri suscita quelques accès de fureur, mais resta sans effet. Les CFF ne changèrent plus d’avis et reprirent les travaux d’électrification des lignes. Le 12 décembre 1920, des motrices électriques circulaient entre Erstfeld et Biasca. En fait, les Chemins de fer fédéraux avaient décidé de passer tout leur réseau en courant monophasé deux ans auparavant. Cette décision fut capitale et eut des retombées décisives sur le développement de toute l’industrie électrique suisse. En 1936, plus de 70 % du réseau des CFF était déjà électrifié. Durant la Seconde Guerre mondiale, grâce notamment aux trains fonctionnant à l’électricité, le chemin de fer fit partie de la légende célébrant une Suisse indépendante, trait d’union entre les Suisses.