Un homme et sa bicyclette dans une prairie de l’Oberland bernois. En arrière-plan, on aperçoit le Niesen. Vers 1933.
Un homme et sa bicyclette dans une prairie de l’Oberland bernois. En arrière-plan, on aperçoit le Niesen. Vers 1933. Musée national suisse

Quand la bicyclette était la «chérie du public»

Coronavirus et e-bikes aidant, le vélo a le vent en poupe. Mais c’est pendant les premières décennies du XXe siècle que la bicyclette a eu son heure de gloire. Elle dominait alors le paysage urbain, à tel point qu’en 1913, on put entendre la phrase suivante au Parlement fédéral: «Le monde d’aujourd’hui ne pourrait plus exister sans la bicyclette.»

Guido Balmer

Guido Balmer

Guido Balmer est chargé de communication à la Direction du développement territorial, des infrastructures, de la mobilité et de l’environnement de l‘Etat de Fribourg et professionnel de la communication indépendant.

À ses débuts, c’est-à-dire dans la première moitié du XIXe siècle, le «vélocipède» était un engin ludique et sportif quelque peu extravagant prisé surtout des nobles et des bourgeois ayant suffisamment de temps – et de moyens – pour s’adonner à ce loisir. Il fallait en effet débourser 300 à 500 francs pour acquérir cette monture, vendue à partir du milieu du XIXe siècle dans les boutiques de machines à coudre et les quincailleries, soit quasiment l’équivalent du loyer annuel d’un appartement de trois pièces. Vers 1910, le vélo le moins cher, de fabrication suisse, ne coûtait plus que 82 francs. Ce prix, associé à la simplification technique qui rendait la bicyclette de plus en plus pratique, lui permit de conquérir de larges couches de la population. Le nombre de vélos en Suisse augmenta rapidement. Vers 1900, on en comptait environ 50'000 dans les 14 plus grandes villes du pays. Et dans la première statistique officielle de 1918, portant sur la Suisse entière, il y en avait déjà 342 000. Un habitant ou une habitante sur douze possédait donc un vélo. En 1936, ils étaient un(e) sur quatre, et même un(e) sur trois à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
La boutique de Hermann Moos, dans l’ancien Seidenhof de Zurich, où l’on trouvait des machines à coudre et des cycles, vers 1905.
La boutique de Hermann Moos, dans l’ancien Seidenhof de Zurich, où l’on trouvait des machines à coudre et des cycles, vers 1905. Bibliothèque centrale de Zurich

Utilisa­tion intensive au quotidien

Grâce au vélo, la mobilité progressa. Il autorisa notamment la dissociation du domicile et du lieu de travail et la construction de quartiers extérieurs dans les villes. Pendant des décennies, aux quatre coins du pays, les pendulaires à bicyclette furent des éléments incontournables du paysage urbain, et cela dura jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Il fut ici et là difficile d’offrir suffisamment de places de stationnement. À Zurich, par exemple, la grande halle de la gare principale servait de garage à vélos. Les comptages de trafic mettent eux aussi en évidence l’utilisation intensive du vélo au quotidien. Les chiffres bâlois montrent que de 1901 à 1923, la part du vélo dans les déplacements passa de 20 à 73%. En 1935, il continuait à représenter près des trois quarts des déplacements. En quelques décennies, le vélo s’était donc hissé au rang de premier moyen de transport individuel de masse.
Parking pour vélos dans le hall de la gare centrale de Zurich, vers 1944.
Parking pour vélos dans le hall de la gare centrale de Zurich, vers 1944. CFF Historic

Large rayonne­ment social

Les effets de cette montée en puissance du vélo sont décrits, dans les rares ouvrages historiques qui lui sont consacrés, comme une mode qui s’empara de la société entière. On vit apparaître autour du vélo des écoles, des journaux, des courses, des vêtements adaptés, des romans, des clubs et des associations, comme le Touring Club Suisse, fondé en 1896 à Genève, qui était à l’origine une association de défense des intérêts des cyclistes. L’armée elle-même découvrit le vélo. Le message sur la nouvelle organisation des troupes de 1910 lui prêtait ainsi «pour les déplacements des avantages en termes de performance et de prix qu’aucun autre moyen de transport ne peut offrir». Et d’ajouter: «Son usage est si répandu que rien n’est plus facile que de trouver les gens aptes à cette pratique.»
Parade de «grands bis» dans la Bundesgasse de Berne, vers 1880. Berne comptait à cette époque plusieurs écoles et associations de cyclisme.
Parade de «grands bis» dans la Bundesgasse de Berne, vers 1880. Berne comptait à cette époque plusieurs écoles et associations de cyclisme. Musée national suisse
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Le vélo, outil de travail: un laitier vers 1944.
Le vélo, outil de travail: un laitier vers 1944. Musée national suisse / ASL
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Fabrique de cycles Stella à Bassecourt (JU), vers 1941.
Fabrique de cycles Stella à Bassecourt (JU), vers 1941. Musée national suisse / ASL
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Deux hommes sur un tandem, vers 1912.
Deux hommes sur un tandem, vers 1912. Musée national suisse
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Une réglemen­ta­tion difficile à imposer

La diffusion rapide du vélo et l’avènement des véhicules à moteur imposèrent l’intervention du législateur dans l’utilisation des routes. En 1910, alors que des centaines de milliers de vélos, mais aussi près de 7000 véhicules à moteur circulaient sur les routes de Suisse, le Conseil fédéral proposa d’insérer dans la Constitution un article sur la circulation des automobiles et des cycles, qui fut adopté en 1921 par le peuple et les États.
En 1946, aux heures de pointe, ce sont les vélos qui dominent le trafic sur le pont du Kornhaus, à Berne.
En 1946, aux heures de pointe, ce sont les vélos qui dominent le trafic sur le pont du Kornhaus, à Berne. Bibliothèque nationale suisse
Il fallut donc pas moins de onze ans pour faire accepter cet article constitutionnel. Explication: le Conseil des États avait refusé par trois fois, pour des raisons liées au fédéralisme, d’entrer en matière. Il n’y consentit qu’en 1921. Cette longue bataille ne s’expliquait pas par un quelconque scepticisme envers le vélo, au contraire, comme l’indique le vote du porte-parole de la commission compétente au Conseil des États: «La bicyclette, qui a suscité à son apparition quantité de réserves et de mécontentement, est peu à peu devenue, pour ainsi dire, la chérie du public. Les réticences qu’elle soulevait se sont envolées. Cela tient pour une grande part au fait qu’elle est utile à de larges pans de la population, et qu’elle a pris une importance économique telle qu’il ne saurait être question de s’en passer désormais. Le monde d’aujourd’hui ne pourrait plus exister sans la bicyclette.»

Des fédéra­tions suffisam­ment puissantes pour faire aboutir un référendum

S’il fallut encore, après l’adoption de cet article, attendre onze années pour qu’entre en vigueur une loi d’exécution, la «loi fédérale sur la circulation des automobiles et des cycles», l’explication est cette fois à rechercher du côté des puissantes associations de défense des intérêts des cyclistes. La Fédération cycliste suisse et la Fédération des travailleurs cyclistes demandèrent un référendum contre la loi. Parmi les points les plus controversés figuraient la plaque de contrôle numérotée pour les vélos et l’assurance obligatoire de responsabilité civile, mesures que beaucoup jugeaient abusives. Alliées avec les associations d’automobilistes, les organisations de cyclistes sortirent victorieuses du référendum en 1927 et firent échouer la loi. Une version révisée de cette dernière, qui dispensait explicitement les cyclistes de la plaque de contrôle numérotée, entra finalement en vigueur en 1932.

La promotion du vélo est aujourd'hui un mandat constitutionnel

L’objectif de cette loi était d’établir des règles d’utilisation des routes. Personne, à l’époque, ne songeait encore à promouvoir le vélo. À quoi bon, d’ailleurs, puisqu’il était alors au faîte de sa popularité? Sa pratique n’avait nullement besoin d’être encouragée. Cette idée ne surgit que dans les années 1970, lorsque la voiture fut devenue la mesure de toute chose et que la crise pétrolière fit émerger une nouvelle conscience écologique. Aujourd’hui, la promotion du vélo est revenue au premier plan de la politique des transports. Depuis 2018, elle est un mandat constitutionnel. A l'époque, les citoyennes et citoyens ont approuvé à 73,6% un arrêté fédéral allant dans ce sens. Et lors de la session de printemps 2022, le Parlement fédéral a adopté la loi sur les voies cyclables, qui met en œuvre l'article constitutionnel.
Johann Barbieri, pionnier helvético-autrichien de la photographie, sur son vélo, 1880. «Si tu n’étais pas monté dessus»…
Johann Barbieri, pionnier helvético-autrichien de la photographie, sur son vélo, 1880. «Si tu n’étais pas monté dessus»… Bibliothèque de l’ETH Zurich
... «tu ne serais pas tombé».
... «tu ne serais pas tombé». Bibliothèque de l’ETH Zurich

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