Cours à l’École de sculpture sur bois de Brienz, vers 1900.
Cours à l’École de sculpture sur bois de Brienz, vers 1900. Schule für Holzbildhauerei Brienz

L’italianità à Brienz

À la fin du XIXe siècle, un vent méridional souffle sur les ateliers de l’École de sculpture sur bois de Brienz. Hans Kienholz, directeur de l’établissement, avait en effet ramené l’italianità dans l’Oberland bernois.

Henriette Bon Gloor

Henriette Bon Gloor

Henriette Bon Gloor est historienne de l’art et restauratrice de meubles.

Le 30 octobre 1887, Hans Kienholz, directeur de l’École de sculpture sur bois de Brienz fondée trois ans plus tôt et réputée encore aujourd’hui, entame un périple en Italie. Durant ce voyage de formation qui s’achève le 4 décembre, il passe par Milan, Gênes, Pise, Rome, Sienne, puis Florence et Bologne avant de revenir à Brienz. En mars 1888, il rend compte de son expédition au conseiller d'État du canton de Berne qu’il remercie pour son soutien financier. Contrairement à de nombreux jeunes de l’époque en voyage d’études, qui se plongent dans la culture italienne guidés par le Cicerone de Jacob Burckhardt (1818-1897) ou encore par le Baedecker, l’enseignant de Brienz a minutieusement planifié son itinéraire. Il s’agit en effet pour lui d’employer son temps de manière ciblée, en le consacrant à des «particularités artistiques» pouvant «offrir des perspectives particulières d’exploitation à visée didactique».
Hanz Kienholz dans un article de la «Berner Woche» de 1920.
Hanz Kienholz dans un article de la «Berner Woche» de 1920. e-periodica
Dans sa quête de modèles contemporains pour alimenter ses cours, il observe les monuments historiques, mais s’intéresse également à l’architecture moderne et visite des collections d’arts appliqués et des écoles spécialisées. Ces institutions sont apparues dans le sillage de la réforme des arts décoratifs qui, partie d’Angleterre, gagne l’Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce tournant découle de l’industrialisation et de la production de masse de biens de consommation qui lui est associée, une évolution critiquée, notamment pour son mode de fabrication à bas coûts qui concurrence les artisans. Dans ce contexte, le Conseil fédéral décide de subventionner la formation artisanale, comme celle dispensée à l’École de sculpture sur bois de Brienz. La région de l’Oberland bernois compte en effet sur la formation esthétique des sculpteurs sur bois pour stimuler la production d’objets modernes ainsi que l’économie locale.
Procès-verbal du conseil d’administration de l’École de sculpture sur bois de Brienz du 6 janvier 1885.
Procès-verbal du conseil d’administration de l’École de sculpture sur bois de Brienz du 6 janvier 1885. Le budget total de l’année scolaire 1884/1885 était de 7500 francs, dont 2500 alloués par la Confédération. Schule für Holzbildhauerei Brienz
Le premier voyage que Kienholz effectue en sa qualité de professeur principal ne le conduit pas en Italie, où l’industrialisation émerge lentement et où la formation se dispense encore majoritairement dans les ateliers traditionnels. À cette époque, les Suisses alémaniques se tournent plutôt vers l’Allemagne, et plus encore vers l’Autriche, dont le système d’enseignement, placé sous l’égide du Musée autrichien d’art et d’industrie de Vienne, fait figure d’exemple. Visitant ce pays en 1886, Kienholz s’enthousiasme tout particulièrement pour les sculptures de Luigi Frullini (1839-1897), artiste originaire de Florence à la réputation mondiale. S’il connaît déjà ses œuvres grâce aux photographies qu’il utilise lors de ses cours à Brienz, il peut à ce moment-là les étudier sur pièce.
Relief sculpté de Luigi Frullini.
Relief sculpté de Luigi Frullini. Wikimedia
Un an plus tard, il se trouve à Florence, Via Santa Caterina, devant la maison de Luigi Frullini. Il y reçoit un accueil chaleureux: «Comme à Rome pour l’Antiquité et à Sienne pour le Moyen Âge, à Florence, je me suis principalement consacré à la sculpture sur bois moderne et à la fabrication de meubles et de sculptures contemporaines pour lesquelles la ville est mondialement connue», résume-t-il à l’issue des six jours qu’il passe dans la cité toscane. De fait, Frullini et ses meubles richement décorés assurent à cette époque la réputation de Florence, considérée en Europe et aux États-Unis comme la capitale de la sculpture sur bois. Dès 1878, en effet, Johann Abplanalp, professeur à l’école de Brienz (dont les cours se concentrent à l’époque principalement sur le dessin), rapportait en conseil d’administration de l’Oberländer Schnitzlerverein que les œuvres de Frullini s’étaient «littéralement arrachées» lors de l’Exposition universelle organisée à Paris. Il critiquait d’ailleurs les prix exorbitants, déplorant qu’il faille débourser 10 000 francs pour «le garnissage d’une armoire» et 600 à 1200 francs pour «de petits reliefs représentant des groupes d’enfants». De son côté, Hans Kienholz constate lui aussi que ces meubles qu’il souhaite présenter comme modèles dans ces cours «valent presque leur pesant d’or».
Aperçus de l’Exposition universelle de Paris, 1878. YouTube
À cette époque, les tenants de l’historicisme admirent les qualités techniques et artistiques des maîtres toscans, issues, pensent-ils, de leur proximité avec les originaux de la Renaissance. Leurs sculptures semblent abolir les frontières entre les beaux-arts et les arts appliqués. À ce titre, elles paraissent particulièrement adaptées pour servir de modèle dans l’enseignement. Car en rapprochant l’art et l’artisanat, les réformateurs espèrent en effet améliorer la qualité formelle des produits industriels. Pour autant, ils critiquent le «naturalisme» exubérant des sculptures ornant les œuvres principalement destinées à une clientèle aisée. Abplanalp constate ainsi que Frullini adopte de plus en plus fréquemment «l’orientation naturaliste», comme si «une armoire n’était là que pour être ornée». Rien d’étonnant, donc, à ce qu’à Brienz, ce «zèle naturaliste» soit accueilli avec ambivalence, l’école cherchant en effet à réorienter sa formation pour parer au reproche d’imitation narrative de la nature, principalement recherchée par la clientèle étrangère.
Représentation de la pêche: Relief dessiné par Hans Kienholz, vers 1900.
Représentation de la pêche: Relief dessiné par Hans Kienholz, vers 1900. Musée national suisse
En effet, entre la reconnaissance de riches décorations et l’exigence d’une réduction de l’ornementation qui occulterait la fonction de l’objet, une contradiction se révèle, qui, à mesure que le siècle avance, remet toujours plus en question la sculpture en tant que moyen de conception d’objets. C’est pourtant en étudiant les sculptures originales du début de la Renaissance que Kienholz et ses contemporains espèrent résoudre ce conflit. En effet, avec le principe ordonnateur de ces formes végétales simples et superficiellement stylisées, datant du XVe siècle, une méthode semble avoir été trouvée pour promouvoir une exécution fonctionnelle, adaptée aux matériaux, d’objets destinés à la vie quotidienne moderne de tous, au-delà des couches sociales les plus aisées.
Extrait des supports de cours de Hans Kienholz: «L’acanthe au cours des différentes époques stylistiques. Dédiée aux élèves de l’école de sculpture sur bois.»
Extrait des supports de cours de Hans Kienholz: «L’acanthe au cours des différentes époques stylistiques. Dédiée aux élèves de l’école de sculpture sur bois.» Schule für Holzbildhauerei Brienz
C’est la conscience de cette tradition et de l’importance, pour l'enseignement moderne, de l’étude des originaux de la Renaissance toscane qui amène Hans Kienholz à résumer en ces termes son voyage en Italie: «Grâce à tout ce qui m’a été donné de voir en Italie, je dois dire que pour les gens de notre domaine aucune autre ville sans doute n’offre autant à étudier que Florence et je ne peux jamais me départir d’un très vif plaisir lorsque je repense à mon séjour là-bas.»

Autres articles