Sissi se sentait très bien dans l’Oberland bernois. Et pas seulement grâce aux litres d’excellent petit-lait qu’elle y buvait.
Sissi se sentait très bien dans l’Oberland bernois. Et pas seulement grâce aux litres d’excellent petit-lait qu’elle y buvait. ETH Bibliothek Zürich / Wikimedia

Anoblis­se­ment du petit-lait bernois

Sissi, l’éminente impératrice Élisabeth, a séjourné en Suisse beaucoup plus souvent que la croyance populaire ne le laissait entendre. En 1892, elle s’est notamment rendue dans l’Oberland bernois, l’occasion pour elle de goûter aux plaisirs d’un produit local d’habitude destiné aux cochons...

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw est docteur en histoire, poète et écrivain. Il publie régulièrement des ouvrages historiques.

En 1892, Élisabeth, impératrice d’Autriche et reine de Hongrie, est une illustre personnalité européenne qui attire beaucoup l’attention lors de ses apparitions. Les Suisses ne faisant pas exception à la règle, c’est tout naturellement qu’ils sont impatients d’apercevoir l’impératrice lors de sa visite à Zurich, prévue à la fin du mois d’août de la même année. Elle continue ensuite son voyage en passant par Lucerne et Rigi Kaltbad, avant d’arriver à Interlaken le 16 septembre. Elle effectue tous ses déplacements sous le faux nom de «Madame de Tolna». Ceux qui pensent que les journaux suisses suivaient la monarque à la trace se trompent. À l’époque, l’obsession médiatique est loin d’être aussi forte qu’aujourd’hui. Ainsi, seuls quelques rares articles sont consacrés à l’impératrice, surnommée Sissi par sa famille.
Bref article consacré à l’impératrice dans le journal «Intelligenzblatt für die Stadt Bern» du 14 septembre 1892.
Bref article consacré à l’impératrice dans le journal Intelligenzblatt für die Stadt Bern du 14 septembre 1892. e-newspaperarchives
Personne ne connaît la durée du séjour de cette invitée de marque à Interlaken-Matten. Le journal Täglicher Anzeiger für Thun parle d’un «séjour de courte durée», tandis que le journal Geschäftsblatt für den oberer Teil des Kantons Bern évoque un voyage de «plusieurs semaines». La durée du séjour de l’impératrice dépendra manifestement de la météo. Les hôteliers ressentent le début de la déprime automnale, les fortes précipitations ayant provoqué le départ de deux tiers des clients. L’arrivée d’Élisabeth d’Autriche marque un tournant, les conditions se montrant soudain plus clémentes. La grisaille comme le froid s’en sont allés et Sissi profite «de journées d’automne d’une agréable douceur» à Interlaken, selon la Neue Freie Presse. Les hôtels se remplissent à nouveau, d’autant plus lorsque le voile sur l’identité de l’impératrice est levé.
L’impératrice portant «un chemisier suisse et une ceinture bernoise», photographiée dans cette tenue à Vienne.
L’impératrice portant «un chemisier suisse et une ceinture bernoise», photographiée dans cette tenue à Vienne. Wikimedia / Ludwig Angerer
Visible de loin, l’hôtel Jungfraublick trône sur une crête, offrant à ses hôtes l’une des plus belles vues de la région. Dans la forêt voisine, l’hôtel a aménagé un sentier panoramique menant à un pavillon et à une plateforme d’observation. À l’époque, le tourisme dans la région de la Jungfrau est en plein essor. Interlaken cherche encore sa place dans le paysage touristique. En effet, la ville s’appelait jadis «Aarmühle», un nom plutôt banal. Ce n’est qu’en 1891 que le toponyme est modifié, un coup de maître en matière de marketing, réalisé contre la volonté du préfet. L’impératrice, elle, n’a que faire de ces histoires. Elle se préoccupe de son confort personnel en faisant part d’exigences toujours plus élevées, qui désespèrent presque sa dame de compagnie: «On ne peut pas tout se procurer ici, même avec la meilleure volonté du monde». Sissi se dévoile toutefois sous un nouveau jour à Interlaken, faisant preuve de sociabilité envers ses interlocuteurs. Peut-être est-elle soulagée d’apprendre, lors de son séjour dans l’Oberland bernois, que l’héritier du trône, François-Ferdinand, s’est fiancé à la princesse Clémentine de Belgique? Quoi qu’il en soit, lors de ses promenades, Sissi aborde d’elle-même les habitants et semble comprendre relativement bien leur dialecte, «car la conversation est interminable», comme le rapporte le journal viennois Neuigkeits-Welt-Blatt, ajoutant que l’impératrice «enchante tout le monde par sa simplicité et son affabilité». Si ces propos sont peut-être un peu exagérés, il demeure évident que son humeur s’est améliorée.
L’hôtel Jungfraublick photographié par Adolphe Braun, vers 1900.
L’hôtel Jungfraublick photographié par Adolphe Braun, vers 1900. Musée national suisse
Sissi prévoit des excursions à Lauterbrunnen, Mürren et Beatenberg. Elle entreprend sur place de grandes randonnées à pied, pour lesquelles elle emporte ses propres provisions, à savoir de la viande froide et de la crème fournies par l’hôtel. Élisabeth reste une semaine dans l’Oberland bernois, faisant de ce séjour une sorte de cure de santé avec pour seules boissons des produits laitiers. Elle se désaltère en buvant soit du lait refroidi, soit du petit-lait (appelé aussi «lactosérum»), qu’elle se fait livrer chaque jour par l’établissement de cure. Issu de la fabrication du fromage, le petit-lait se présente sous la forme d’un liquide résiduel jaune-verdâtre. Composé à 94% d’eau, il ne contient presque pas de graisse, ce qui plaît sans doute à l’impératrice, très à cheval sur son poids. Cette boisson aqueuse était alors plutôt destinée à l’alimentation des cochons qu’à celle des hommes, ce qui est toujours le cas aujourd’hui.
Réplique grandeur nature d’une fromagerie typique à l’exposition nationale de 1896 à Genève: l’exploitation de petit-lait au bord du lac de Brienz s’en rapprochait certainement.
Réplique grandeur nature d’une fromagerie typique à l’exposition nationale de 1896 à Genève: l’exploitation de petit-lait au bord du lac de Brienz s’en rapprochait certainement. ETH Bibliothek Zürich
Petit-lait aqueux: il s’agit du liquide résiduel obtenu après la fabrication du fromage.
Petit-lait aqueux: il s’agit du liquide résiduel obtenu après la fabrication du fromage. Wikimedia
Il n’en reste pas moins que l’impératrice est tellement séduite par le petit-lait de l’Oberland bernois qu’elle rend visite à la fromagerie de Jakob Blatter à Oberried, localité située au bord du lac de Brienz. Sissi veut tout savoir et paie le prix fort pour connaître les secrets de fabrication de ce produit. Elle y enverra également son médecin personnel par la suite. L’impératrice ne manque pas de mentionner qu’elle n’a «encore jamais bu de petit-lait aussi exquis et limpide», comme aime à le rapporter le journal Intelligenzblatt für die Stadt Bern. Malgré le soutien impérial dont ils bénéficient, le petit-lait et sa cure ne s’imposeront jamais. Le petit-lait fut déclaré inefficace vers 1900, selon le Dictionnaire historique de la Suisse. Les cochons ont dû être ravis.

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