Le paradis de Roelant Savery (détail). Le tableau fut offert à la princesse Amélie de Solms en cadeau de mariage par la ville d’Utrecht le 21 décembre 1626.
Le paradis de Roelant Savery (détail). Le tableau fut offert à la princesse Amélie de Solms en cadeau de mariage par la ville d’Utrecht le 21 décembre 1626.   Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin

Une peinture foison­nante entre art et science

Les enfants adorent les images qui fourmillent de détails, même au XXIe siècle. Il y a plus de 400 ans, Roelant Savery conquit l’empereur habsbourgeois avec ce type de peinture et inspira nombre de ses contemporains. Y compris des artistes suisses.

Barbara Basting

Barbara Basting

Barbara Basting a été rédactrice culturelle. Elle dirige actuellement le secteur Arts plastiques du département Culture de la ville de Zurich.

En 2024, une turbulente classe d’école primaire observe le tableau Le paradis de Roelant Savery à la Gemäldegalerie de Berlin. Ce tableau vieux de 400 ans s’inscrit idéalement dans une démarche pédagogique. Les enfants sont visiblement fascinés par l’image grouillante d’animaux, certains d’entre eux commençant même à les compter. Une fillette demande avec inquiétude pourquoi les animaux n’ont pas plus de place, alors que même au zoo ils en ont davantage. Et trouvent-ils assez de nourriture? Un garçon s’étonne de voir le lion paisiblement couché sur le côté droit du tableau plutôt qu’en train de foncer sur les oiseaux aquatiques devant lui. Les enfants remarquent d’autres incohérences: pourquoi les animaux sont-ils de proportions différentes ? Pourquoi certains regardent à droite, d’autres à gauche et quelques-uns dans notre direction? L’un des écoliers finit même par reconnaître Adam et Eve avec l’arbre et le serpent. Mais pourquoi les deux personnages principaux du paradis dans la Bible sont-ils représentés tout au fond et minuscules? Peut-être que l’artiste préférait les animaux aux êtres humains, conclut une autre fillette. Les questions des enfants ressemblent à celles que les historiens de l’art se sont aussi déjà posées en examinant l'œuvre de Roelant Savery (1576-1639). En effet, l’artiste doit principalement sa notoriété à ses paysages de contes de fée foisonnant d’animaux. Il trouva dans les récits bibliques et mythologiques des motifs tout indiqués pour s’adonner à sa passion des animaux, comme le paradis, l’Arche de Noé ou Orphée. Même ses formidables natures mortes de fleurs étaient émaillées d’une profusion d’insectes et de reptiles.
Portrait de Roelant Savery, 1662.
Portrait of Roelant Savery, 1662.   Wikimédia

À la cour de l’empereur

La prédilection du peintre pour ces motifs n’était pas la seule raison des compositions inhabituelles de Savery. Ces dernières avaient trouvé un fervent admirateur en la personne de l’empereur habsbourgeois Rodolphe II (1552-1612), qui nomma Savery peintre à la cour du château de Prague. Tandis que le pouvoir séculier échappait peu à peu au souverain psychologiquement fragile, sa sensibilité esthétique et ses centres d’intérêt variés – parfois excentriques – attiraient des artistes et d’éminents intellectuels de toute l’Europe, parmi lesquels se trouvaient de nombreux Suisses. Rodolphe II transforma le quartier praguois du Hradschin en eldorado culturel.
L’empereur Rodolphe II de la maison des Habsbourg était un grand mécène de l’art de Savery.
L’empereur Rodolphe II de la maison des Habsbourg était un grand mécène de l’art de Savery. Wikimédia
Outre les mathématiciens de la cour, c’est-à-dire le célèbre astronome danois Tycho Brahe et son assistant Johannes Kepler, le mathématicien suisse Jost Bürgi, ami de Kepler, séjourna également au Hradschin. Ses inventions d’instruments astronomiques de précision fascinaient l’empereur. À l’origine, Rodolphe II avait acquis l’un des cinq globes célestes dorés à l’or fin de Jost Bürgi (qui fait aujourd’hui partie de la collection du Musée national suisse) pour son cabinet de curiosités. Le contenu de ce cabinet fut dispersé pendant la guerre de Trente Ans. Par ailleurs, l’empereur Rodolphe II collectionnait les œuvres d’art d’envergure, surtout celles de peintres célèbres déjà décédés comme le Titien, le Corrège, Dürer et Pieter Brueghel. Toutefois, sa préférence allait aux représentants quelque peu extravagants du maniérisme qui poussaient à l’extrême les codes de la Renaissance, en particulier Giuseppe Arcimboldo et Bartholomeus Spranger. Et Roelant Savery.

Savery et les animaux

Né dans la ville flamande de Kortrijk (Courtrai dans la Belgique actuelle), Savery est arrivé à Prague en 1604. Ses premiers élans artistiques et son intérêt pour les représentations animales trouvent leur origine dans les ateliers de tapisserie omniprésents dans sa ville natale. À cette période, les tentures murales flamandes tissées d’après des ébauches artistiques étaient très demandées pour la décoration des maisons princières et des églises. Ces tapisseries représentaient également des scènes animales. Le jeune Savery les connaissait car Jacob, son frère bien plus âgé auprès de qui il avait appris la peinture, créait aussi des ébauches de tapisserie et s’était spécialisé dans les animaux. Au début, leur représentation suivait la tradition médiévale, faisant la part belle aux emblèmes. Certaines qualités furent attribuées aux animaux (la «force du lion», la «fidélité du chien»), telles qu’elles nous sont encore transmises aujourd’hui dans les fables sur les animaux. Ces représentations constituaient aussi l’ancêtre des encyclopédies scientifiques, se présentant par exemple sous la forme de manuscrits illustrés pour la chasse. Les «images foisonnantes» devinrent ainsi la signature artistique de Roelant Savery.
Il y a une profusion de détails à découvrir dans les tableaux foisonnants de Savery, comme ici dans son Paysage aux oiseaux de 1628
Il y a une profusion de détails à découvrir dans les tableaux foisonnants de Savery, comme ici dans son Paysage aux oiseaux de 1628. Wikimédia
Il est fort probable que Savery ait pu observer dans la ménagerie de l’empereur certains des animaux qu’il peignait. C’est très certainement le cas du dodo, un oiseau massif découvert sur l’île Maurice en 1598 par des marins néerlandais, représenté en bas à droite du tableau. L’espèce s’éteignit en 1690, probablement à cause des rats embarqués sur le navire qui, une fois sur la terre ferme, ravagèrent les nids de ce volatile incapable de voler. Le dodo nous emmène vers une autre source d’inspiration possible pour Savery: les œuvres de Georg Hoefnagel (1542-1600), graveur sur cuivre et miniaturiste flamand, et de son fils Jacob. Georg Hoefnagel avait été engagé comme artiste de cour par Rodolphe II peu de temps avant l’époque de Savery. Il avait créé une somptueuse encyclopédie illustrée en quatre volumes contenant plusieurs milliers de représentations d’animaux, qui servit d’ouvrage de référence aux générations d’artistes suivantes. Jacob créa un recueil dans lequel il peignit les animaux de la ménagerie impériale, dont un dodo. Avec les ouvrages de zoologie de Conrad Gessner parus entre 1551 et 1587, les recueils du père et du fils Hoefnagel comptent parmi les ouvrages fondateurs des sciences naturelles.
Un dodo, détail du tableau Le paradis de Savery.
Un dodo, détail du tableau Le paradis de Savery.     Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin
La composition du paradis de Savery n’était pas si inhabituelle pour son époque que nous pourrions le penser au travers de notre prisme contemporain, comme en témoigne un croquis pour peinture sous verre représentant le paradis et dessiné en 1580 par le Zurichois Christoph Murer (1558-1614). Peintre verrier le plus célèbre de son époque, celui-ci n’était pas un inconnu au château de Prague: Rodolphe II possédait plusieurs peintures sous verre de cet artiste suisse. À l’instar de Savery, Murer amoncelle les animaux dans son paradis, du lièvre à l’éléphant en passant par le cerf, selon la devise «plus il y en a, mieux c’est». Il n’est pas exclu que Savery fut familier de l’œuvre de Murer.
Croquis pour peinture sous verre: les animaux au paradis de Christoph Murer, 1580.
Croquis pour peinture sous verre: les animaux au paradis de Christoph Murer, 1580.   Universitätsbibliothek Erlangen-Nürnberg

Une oasis de paix: illusion perdue?

Tout comme les écoliers berlinois, les contemporains de Savery (au départ un cercle limité dans l’entourage de l’empereur) admiraient certainement son paradis comme une sorte d’encyclopédie zoologique qui satisfaisait leur soif de connaissances et les plaçait dans le rôle gratifiant d’explorateurs sur les traces des grands conquérants de ce monde. Peut-être y voyaient-ils une hiérarchie animale, ou interprétaient les taureaux reproducteurs au centre du tableau comme un symbole de fertilité voire comme une allusion à l’importance économique de l’élevage et, plus généralement, au concept d’«animal de trait». Le public perçut-il par ailleurs l’harmonie suspecte de ce collage paradisiaque aux airs déjà presque surréalistes comme une chimère, une utopie dans un monde agité? À cette époque, l’empire des Habsbourg était exposé aux attaques répétées des Turcs et la Réforme divisait l’Europe. Rappelons toutefois que Rodolphe II avait garanti la liberté de culte aux protestants en 1609. Ses successeurs directs abrogèrent son décret, déclenchant ainsi la guerre de Trente Ans, qui débuta sous forme de guerre de religion en 1618 par la «défenestration de Prague» avant de s’achever dans un gigantesque incendie. Les contemporains de Savery savaient-ils que l’artiste venait d’une famille anabaptiste? Quoi qu’il en soit, on pouvait comprendre son œuvre comme un message théologique, voire un appel moral à la tolérance. Car selon lui, l’être humain ne se situait pas au sommet de la création mais se plaçait au même niveau que les autres êtres, qui par ailleurs vivaient tous en harmonie.
Le paradis de Roelant Savery: une oasis d’harmonie entre humains et animaux
Le paradis de Roelant Savery: une oasis d’harmonie entre humains et animaux Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin
Aujourd’hui, on ne peut ignorer la pointe de mélancolie que suscite l’interprétation de la «paix animale» par Savery. Voilà bien longtemps que le dodo n’est plus la seule espèce éteinte ou en voie de disparition. Même des élèves d’école primaire s’en rendent compte que la coexistence idéalisée de l’humain et de l’animal est bel et bien devenue une fiction. Nous vivons désormais dans l’«Anthropocène», une nature marquée et dominée par l’être humain et dont la destruction va grandissant. L’art de Savery consigne un stade important du chemin qui nous y a conduits, cet instant précis juste avant que la curiosité ne bascule dans le pillage.

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