René Roca possède un doctorat en histoire, enseigne au lycée et dirige l’institut de recherche sur la démocratie directe fidd.ch.
La République des III Ligues, région alpine qui deviendra plus tard le canton des Grisons ainsi que les territoires italiens de la Valteline, du val Chiavenna et de Bormio, a connu un développement particulier depuis le bas Moyen Âge. Celui-ci est issu d’une structure démocratique complexe. Toutes les décisions politiques importantes étaient alors légitimées par une volonté populaire exprimée au niveau des communes. Faisant figure d’exception en Europe, cette République, à l’instar d’autres cantons, apporta une contribution importante à la construction de la démocratie directe en Suisse.
Démocratie prémoderne dans les Grisons
L’important morcellement de la République des III Ligues reflète celui de sa géographie faite de montagnes, de hauts plateaux et de quelque 150 vallées représentant autant de communautés. Si une telle configuration contribua dès le haut Moyen Âge à l’établissement de traditions régionales, la société médiévale subit aussi des influences extérieures. Les habitants de cet espace restreint par les contraintes naturelles furent donc forcés à résoudre eux-mêmes leurs problèmes par des associations de communes, villages et hameaux. Le principe communautaire s’imposa de ce fait autant dans les vallées que sur les alpages.
Les biens communaux (all. Allmend) étaient largement répandus et l’on veillait à ce que les alpages, les forêts, l’eau et les pâturages restent la propriété des communes. En règle générale, un Dorfmeister supervisait leur entretien, défini dans des statuts élaborés par chaque commune. Cette base communautaire donnera aussi naissance à des paroisses à partir du XIVe siècle, si bien que l’on pourrait dire que les ouailles assujetties au clergé se sont peu à peu muées en coopérateurs paroissiaux. Cette émergence des paroisses autonomes conduira bientôt à un affaiblissement du pouvoir épiscopal. Au fil du temps, les paroisses constituées sur la base des voisinages gagneront en influence, participant même au choix des prêtres.D’une manière générale, on retiendra que la formation territoriale du bas Moyen Âge fut déterminée par des mouvements communaux qui établirent les bases des communes politiques et de la démocratisation qui s’ensuivit. Un important changement structurel sociopolitique intervint donc dès les XIIIe et XIVe siècles. Les communes étant parvenues à s’approprier de plus en plus de droits seigneuriaux, la domination féodale sur les êtres et les terres s’estompa, en phase avec une perte d’influence de la noblesse.
La domination des seigneuries territoriales passa rapidement à celle de nouvelles élites sociales et politiques, et le regroupement de juridictions autonomes conduisit à des entités étatiques embryonnaires. Au fil du temps, communes et juridictions conclurent des alliances marquées par une forte décentralisation, débouchant sur la formation aux XIVe et XVe siècles de trois Ligues partageant des valeurs comme leur indépendance et leurs structures démocratiques, en dehors de toute définition généalogique. Dans de nombreux cas, les noblesses locales ne furent pas complètement évincées et s’allièrent aux paysans et aux bourgeois.
Ligue de la Maison-Dieu, Ligue grise, Ligue des Dix-Juridictions
Ainsi donc naquit la République des III Ligues sur le territoire actuel des Grisons. La Ligue de la Maison-Dieu fut fondée en 1367 en opposition à l’évêque en place, pour parer à des dangers imminents comme le bradage de droits fondamentaux à l’Autriche. Chapitre cathédral, communes des vallées, bourgeois de Coire et ministériaux formèrent une sorte d’alliance de nécessité afin d’obtenir le droit de participer aux affaires de l’évêché de Coire.
La Ligue comprenait expressément un droit de regard des communes qui évoluera progressivement vers la conquête effective du pouvoir politique et une érosion du pouvoir épiscopal. Dans la Haute Ligue, ancêtre de la Ligue grise de 1395 réorganisée en 1424, l’abbé de Disentis, le baron de Rhäzüns ainsi que le comte de Sax-Misox s’associèrent aux communes des vallées afin de garantir la paix territoriale, protéger les voies de communication et par conséquent la prospérité économique. Les communes de la Ligue grise obtinrent ainsi une influence considérable sur les trois autorités citées plus haut.
Comme son nom l’indique, la Ligue des Dix-Juridictions scella en 1436 l’union de dix juridictions (communes elles-mêmes composées de plusieurs voisinages ou communautés). Cette Ligue réunissait les territoires rhétiques appartenant à l’héritage des Toggenbourg. Les juridictions se promirent une assistance mutuelle pour mieux faire face aux traitements arbitraires des héritiers.La structure de la République était donc très vague. Ses trois Ligues se distinguaient par les circonstances de leur création mais aussi par leur langue et leur religion. Elles étaient constituées de micro-États aux contours aussi flous que ceux de la République. Chacune des Ligues était soumise aux diktats d’autres familles, ce qui nuisait à leur solidarité, notamment lors des Troubles des Grisons du XVIIe siècle. On y cultivait néanmoins le compromis, tout comme dans le reste de la Confédération depuis le premier Pacte fédéral de 1291. C’est dans ce contexte que furent définies des obligations d’assistance, que l’on constitua des tribunaux d’arbitrage et que l’on élabora des statuts à des fins militaires. Cette organisation peut être qualifiée de démocratie prémoderne. Et malgré quelques résidus d’influence aristocratique au sein des Ligues, cela ne conduisit ni à la formation de clans ni à l’isolationnisme.
Des Diètes, comparable aux Diètes du niveau fédéral, furent organisées pour améliorer la cohésion au sein de la République, alliée de la Confédération de 1524 à 1797 et dotée d’un traité réglementant le mercenariat avec la France. La Valteline, Chiavenna et Bormio furent pays sujets des III Ligues de 1512 à 1797.
Juridictions et Diète – La République plutôt qu’un régime féodal
Du XVIe au XVIIIe siècle, les juridictions constituèrent l’autorité souveraine de la République des III Ligues. Elles étaient issues des cercles de justice de paix (basse justice) propres aux seigneuries féodales. Concrètement, cela signifie que les droits de la noblesse féodale puis la haute justice furent transférés au peuple par l’intermédiaire de la communalisation, induisant une transformation de la société féodale du bas vers le haut.
Les juridictions étaient composées de plusieurs communautés autonomes sur le plan économique et souvent identiques aux paroisses. La superficie importante de la République empêchait la création d’une unique landsgemeinde. Celles qui existaient depuis les XIIIe et XIVe siècles dans les cantons primitifs – Zoug, Glaris et les deux Appenzell – servirent de modèle mais furent adaptées, leur principe restant toutefois identique pour les juridictions: une assemblée souveraine d’hommes ayant le droit de vote procédait à toutes les élections et prenait les décisions les plus importantes. Dans la République, le pouvoir législatif était en grande partie laissé aux juridictions. Toutes les tentatives d’uniformisation du droit civil et du droit pénal échouèrent.La séparation des pouvoirs que nous connaissons aujourd’hui n’existait pas au XVIe siècle. La République comptait alors quelque 50 juridictions, nombre qui évolua au fil du temps. Lorsque deux d’entre elles ou plus se disputaient, elles devaient recourir à l’arbitrage d’une juridiction qui n’était pas impliquée dans le litige.
La fédération assez floue des micro-États constituant la République ne possédait ni autorités, ni pouvoir judiciaire, ni finances communes. Guerre et paix, politique étrangère et administration des pays sujets constituaient les seules prérogatives la Diète des Ligues, autorité suprême de la République. Mais grâce au référendum, les juridictions avaient toujours leur mot à dire sur la déclaration d’une guerre et son armistice, la mobilisation des hommes pour la surveillance des frontières ainsi que sur les effectifs à mobiliser. Les juridictions étaient aussi associées à la conclusion de traités internationaux.Le terme de Diète n’apparaît qu’au début du XVIe siècle. Chaque ligue disposait de sa propre Diète, subordonnée à la Diète générale des III Ligues. La souveraineté n’appartenait pas au peuple de la République mais à l’ensemble de ses juridictions. La majorité des voix des communes décidait. La Diète générale se réunissait une à deux fois par an, alternativement à Ilanz, Coire et Davos, chefs-lieux des trois Ligues.
D’importantes décisions pour la République des III Ligues furent prises à Ilanz entre 1524 et 1526. Le 4 avril 1524, la Diète adopta les dix-huit premiers «articles d’Ilanz», décret représentant le premier droit territorial adopté par les trois Ligues. Ainsi se poursuivit la perte de pouvoir politique des seigneurs féodaux laïcs et ecclésiastiques, parallèlement au renforcement des structures démocratiques. Le second décret adopté en 1526 fut encore plus radical.
La promulgation des premiers articles d’Ilanz eut pour conséquence que le 23 septembre 1524, soit il y a 500 ans, les III Ligues se dotèrent d’une première constitution commune en concluant un Pacte fédéral. C’est ce premier Pacte fédéral qui est célébré cette année. Celui-ci avait pour but d’instaurer un serment que tous devaient prêter afin de préserver «la paix, la protection et la tranquillité» dans la République. Il marqua un renforcement décisif du processus de cohésion interne et de l’autonomie en tant qu’État républicain souverain. À travers ces bouleversements de l’ordre établi, les III Ligues prirent une forme qu’elles conservèrent jusqu’à leur rattachement à la République helvétique en 1798 (et au-delà, jusqu’en 1854 sous une forme modifiée).
L’ancêtre du référendum dans les Grisons
Toute décision de la Diète qui allait au-delà des normes et consignes existantes des communes était soumise à un référendum communal obligatoire, qui voyait les juridictions contribuer à la formation de l’opinion de l’ensemble de l’État. Ce sont donc les voix des communes qui comptaient et non celles des individus. En principe, tous les hommes âgés d’au moins 14 ou 16 ans avait le droit de voter. Si les familles riches et les notables n’avaient droit à aucune prévalence, elles pouvaient tout de même influencer les élections dans une certaine mesure. On ne peut toutefois pas parler d’aristocratisation ou d’oligarchisation comme dans d’autres parties de la Confédération.
Les référendums portaient aussi bien sur des sujets politiques importants que sur des points anodins. Il faut souligner que la politique extérieure de la République la concernant dans son ensemble, elle était soumise au référendum et donc à la participation des juridictions. Les affaires législatives internes étaient généralement réglées de façon autonome par les juridictions dans le cadre d’une landsgemeinde, tandis que leurs communes (vicinantia) légiféraient en assemblée communale.Le résultat d’un référendum communal n’était pas pris en compte en tant que tel mais faisait l’objet d’une évaluation par une juridiction ou une Diète. L’autorité chargée d’estimer le résultat était le landammann pour les juridictions et les chefs des trois Ligues pour la Diète. Il arrivait que d’autres personnes soient associées à l’évaluation, un processus difficile puisque la majorité du vote communal était souvent déjà le fruit d’une estimation. L’une des particularités de ce processus politique posait un problème fondamental. En effet, les réponses des juridictions ne se bornaient pas à un «oui» ou un «non». Il s’agissait d’avis plus ou moins longs. Il était par exemple possible d’approuver ou de rejeter un projet sous conditions, en modifiant certains articles. Ce droit aux amendements existait explicitement et représentait une sorte de droit d’initiative des juridictions. Il incombait en définitive aux chefs des Ligues d’effectuer le tri d’une quantité d’opinions et d’en dégager une volonté majoritaire. L’exécution des décisions incombait ensuite aux juridictions, la République ne disposant d’aucun moyen en la matière.Cet ancêtre du référendum impliquait la population des juridictions dans tout ce qui touchait aux affaires publiques, ce qui en faisait un moyen d’éducation politique de premier ordre. On débattait en général des décisions importantes et complexes lors des assemblées communales et des landsgemeinde. La population s’initiait ainsi aux bases de la politique et du droit, en dépit des lacunes de sa scolarisation. Les traces qui nous restent des réponses faites par les communes aux questions soumises témoignent d’une surprenante maturité civique.
Aux origines de la démocratie directe en Suisse
Le référendum communal de la République des III Ligues aux Grisons fut certainement le précurseur du référendum moderne en Suisse. La littérature contemporaine l’évoque régulièrement depuis 1830, le qualifiant de modèle et source d’inspiration pour la démocratie directe au niveau cantonal. Il n’est donc pas exagéré de comparer le canton des Grisons à un laboratoire œuvrant à la promotion du civisme et au développement de la démocratie en Suisse dès la fin du Moyen Âge. Dans ce contexte, le référendum communal de la République des III Ligues constitua au XIXe siècle la fondation du référendum qui fut à l’origine de la démocratie directe en Suisse.
L’histoire du canton des Grisons est aussi celle de l’émergence des principes de la démocratie moderne. La République des III Ligues fut intégrée sous le nom de canton de Rhétie à la République helvétique en 1799 pour finalement devenir en 1803 égale en droit aux autres cantons d’une Confédération qui sera enrichie par la grande expérience démocratique du canton des Grisons.
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