
La République des III Ligues
Voilà plus de 500 ans que l’on pratique la démocratie directe dans la région de l’actuel canton des Grisons.
Démocratie prémoderne dans les Grisons
Les biens communaux (all. Allmend) étaient largement répandus et l’on veillait à ce que les alpages, les forêts, l’eau et les pâturages restent la propriété des communes. En règle générale, un Dorfmeister supervisait leur entretien, défini dans des statuts élaborés par chaque commune. Cette base communautaire donnera aussi naissance à des paroisses à partir du XIVe siècle, si bien que l’on pourrait dire que les ouailles assujetties au clergé se sont peu à peu muées en coopérateurs paroissiaux. Cette émergence des paroisses autonomes conduira bientôt à un affaiblissement du pouvoir épiscopal. Au fil du temps, les paroisses constituées sur la base des voisinages gagneront en influence, participant même au choix des prêtres.
La domination des seigneuries territoriales passa rapidement à celle de nouvelles élites sociales et politiques, et le regroupement de juridictions autonomes conduisit à des entités étatiques embryonnaires. Au fil du temps, communes et juridictions conclurent des alliances marquées par une forte décentralisation, débouchant sur la formation aux XIVe et XVe siècles de trois Ligues partageant des valeurs comme leur indépendance et leurs structures démocratiques, en dehors de toute définition généalogique. Dans de nombreux cas, les noblesses locales ne furent pas complètement évincées et s’allièrent aux paysans et aux bourgeois.
Ligue de la Maison-Dieu, Ligue grise, Ligue des Dix-Juridictions
La Ligue comprenait expressément un droit de regard des communes qui évoluera progressivement vers la conquête effective du pouvoir politique et une érosion du pouvoir épiscopal. Dans la Haute Ligue, ancêtre de la Ligue grise de 1395 réorganisée en 1424, l’abbé de Disentis, le baron de Rhäzüns ainsi que le comte de Sax-Misox s’associèrent aux communes des vallées afin de garantir la paix territoriale, protéger les voies de communication et par conséquent la prospérité économique. Les communes de la Ligue grise obtinrent ainsi une influence considérable sur les trois autorités citées plus haut.
Comme son nom l’indique, la Ligue des Dix-Juridictions scella en 1436 l’union de dix juridictions (communes elles-mêmes composées de plusieurs voisinages ou communautés). Cette Ligue réunissait les territoires rhétiques appartenant à l’héritage des Toggenbourg. Les juridictions se promirent une assistance mutuelle pour mieux faire face aux traitements arbitraires des héritiers.
Des Diètes, comparable aux Diètes du niveau fédéral, furent organisées pour améliorer la cohésion au sein de la République, alliée de la Confédération de 1524 à 1797 et dotée d’un traité réglementant le mercenariat avec la France. La Valteline, Chiavenna et Bormio furent pays sujets des III Ligues de 1512 à 1797.
Juridictions et Diète – La République plutôt qu’un régime féodal
Les juridictions étaient composées de plusieurs communautés autonomes sur le plan économique et souvent identiques aux paroisses. La superficie importante de la République empêchait la création d’une unique landsgemeinde. Celles qui existaient depuis les XIIIe et XIVe siècles dans les cantons primitifs – Zoug, Glaris et les deux Appenzell – servirent de modèle mais furent adaptées, leur principe restant toutefois identique pour les juridictions: une assemblée souveraine d’hommes ayant le droit de vote procédait à toutes les élections et prenait les décisions les plus importantes. Dans la République, le pouvoir législatif était en grande partie laissé aux juridictions. Toutes les tentatives d’uniformisation du droit civil et du droit pénal échouèrent.
La fédération assez floue des micro-États constituant la République ne possédait ni autorités, ni pouvoir judiciaire, ni finances communes. Guerre et paix, politique étrangère et administration des pays sujets constituaient les seules prérogatives la Diète des Ligues, autorité suprême de la République. Mais grâce au référendum, les juridictions avaient toujours leur mot à dire sur la déclaration d’une guerre et son armistice, la mobilisation des hommes pour la surveillance des frontières ainsi que sur les effectifs à mobiliser. Les juridictions étaient aussi associées à la conclusion de traités internationaux.
D’importantes décisions pour la République des III Ligues furent prises à Ilanz entre 1524 et 1526. Le 4 avril 1524, la Diète adopta les dix-huit premiers «articles d’Ilanz», décret représentant le premier droit territorial adopté par les trois Ligues. Ainsi se poursuivit la perte de pouvoir politique des seigneurs féodaux laïcs et ecclésiastiques, parallèlement au renforcement des structures démocratiques. Le second décret adopté en 1526 fut encore plus radical.
La promulgation des premiers articles d’Ilanz eut pour conséquence que le 23 septembre 1524, soit il y a 500 ans, les III Ligues se dotèrent d’une première constitution commune en concluant un Pacte fédéral. C’est ce premier Pacte fédéral qui est célébré cette année. Celui-ci avait pour but d’instaurer un serment que tous devaient prêter afin de préserver «la paix, la protection et la tranquillité» dans la République. Il marqua un renforcement décisif du processus de cohésion interne et de l’autonomie en tant qu’État républicain souverain. À travers ces bouleversements de l’ordre établi, les III Ligues prirent une forme qu’elles conservèrent jusqu’à leur rattachement à la République helvétique en 1798 (et au-delà, jusqu’en 1854 sous une forme modifiée).
L’ancêtre du référendum dans les Grisons
Les référendums portaient aussi bien sur des sujets politiques importants que sur des points anodins. Il faut souligner que la politique extérieure de la République la concernant dans son ensemble, elle était soumise au référendum et donc à la participation des juridictions. Les affaires législatives internes étaient généralement réglées de façon autonome par les juridictions dans le cadre d’une landsgemeinde, tandis que leurs communes (vicinantia) légiféraient en assemblée communale.
Aux origines de la démocratie directe en Suisse
L’histoire du canton des Grisons est aussi celle de l’émergence des principes de la démocratie moderne. La République des III Ligues fut intégrée sous le nom de canton de Rhétie à la République helvétique en 1799 pour finalement devenir en 1803 égale en droit aux autres cantons d’une Confédération qui sera enrichie par la grande expérience démocratique du canton des Grisons.


